Irlande du Nord : quand protestants et catholiques dansaient en harmonie

Dans les années 90, la jeunesse nord-irlandaise exorcisait ses démons et oubliait, au son de la house et de la techno, les violences interconfessionnelles. Au début du mois, pour les besoins d’un documentaire, d'anciens clubbers se sont retrouvés dans l'un des théâtres de ce petit miracle, le Kelly’s.

Par Sébastien Duval

Publié le 11 août 2015 à 08h01

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h47

Stevie a laissé son ado à la maison pour aller en boîte avec ses potes. Cachés en partie sous un tee-shirt noir un peu trop large, ses bras sont couverts de tatouages, vestiges fanés d’une jeunesse à laquelle il s’accroche comme à sa pinte de bière éventée. Ce charpentier de 43 ans au crâne rasé partage la piste avec des femmes de son âge, engoncées dans leurs robes fluorescentes face à une camionnette de marchand de glaces, cabine de fortune du DJ. Il est à peine minuit et la fatigue se lit déjà sur son visage. « Je suis trop vieux pour ces conneries. »

La camionette de marchand de glaces, cabine de fortune du DJ.

La camionette de marchand de glaces, cabine de fortune du DJ. © Sébastien Duval

Comme lui, plusieurs centaines de quadras torturent leurs articulations derrière les portes du Kelly’s, à Portrush, une station balnéaire d’Irlande du Nord situées à quelques kilomètres de la Chaussée des Géants, sur la côte sauvage choisie par HBO pour tourner la plupart des scènes de la série Game of Thrones. L’établissement est une institution locale depuis les années 1990. Une décennie que tous, ce soir, tentent de revivre, pour les besoins d'un documentaire, coproduit par l'acteur américain David Arquette et réalisé par Chris AtkinsDance, Peace & Harmony. Harmony, du nom des soirées house et techno organisées de 1991 à 1995 au Kelly's.

“La house et la techno étaient leur dénominateur commun, leur seule religion.”

Appuyé sur un mur du coin fumeurs, Mac – « tout le monde m’appelle comme ça » – n’a pas sacrifié la queue de cheval qu’il arborait en habitué des lieux. Il a même ressorti du placard le blouson orange qu’il mettait alors pour sortir, ce qu’il ne fait plus guère aujourd’hui. « Je me contente de quelques joints le samedi, une fois que les gosses sont couchés. A l’époque, un cachet d’ecstasy te faisait la soirée, pour seulement 20 £. On ne buvait presque pas d’alcool. »

X Ray, avec le DJ Carl Cox and The Glitterman.

X Ray, avec le DJ Carl Cox and The Glitterman. © Archives Cochrane & Robertson

Terrain neutre

A l'époque, surtout, l’Irlande de Nord était encore embourbée dans les « Troubles », le conflit interconfessionnel qui fit plus de 3 500 morts en trente ans, de 1969 à 1998. Et alors que protestants et catholiques dépérissaient en vase clos derrières les barricades de Belfast et Derry, une jeunesse acceptait soudain de se retrouver en terrain neutre le week-end, à la campagne, dans des boîtes surdimensionnées, comme le Kelly’s, planté entre les mobil-homes du camping voisin et un parcours de golf avec vue sur la mer.

Deux écossais, Tony Cochrane et Ian Robertson, sont à l'origine des soirées Harmony. Ils sont les premiers à avoir eu l’idée d’arracher les clubbers aux grandes villes nord-irlandaises. « C’était un gros pari, raconte Tony Cochrane, toujours propriétaire d’une boîte à Dundee. Nous n’étions pas certains que le concept prenne, que les deux communautés se supportent et s’amusent ensemble. Le parking était encore vide à dix minutes du début de la première soirée. Tout à coup, les cars ont commencé à arriver en masse. »

“Protestants, catholiques, riches, pauvres, noirs ou blancs, tout le monde était là pour s’éclater.”

Des cars remplis de catholiques d’un côté et de protestants de l’autre, repartant chacun dans leurs quartiers respectifs au petit matin. « La house et la techno, alors en pleine explosion, étaient leur dénominateur commun, leur seule religion, poursuit Cochrane. Ces gens ne se mélangeaient jamais, et on leur en a soudainement donné l’opportunité. Ils ont pu réaliser que ceux qui vivaient de l’autre côté des murs n’étaient pas si diaboliques, qu’ils parlaient la même langue, avec le même accent. »

Pendant la soirée, la musique était leur seule religion. Chacun repartait de son côté au petit matin.

Pendant la soirée, la musique était leur seule religion. Chacun repartait de son côté au petit matin. © Archives Cochrane & Robertson

Exorciser ses démons

Il faut bien tendre l’oreille pour tenter de comprendre celui de Stephen. Originaire de Belfast, ce père de famille de 44 ans venait chaque samedi au Kelly’s exorciser ses démons en musique et oublier face aux énormes enceintes la violence ordinaire de la période des Troubles, l’enfilade de check-points, les voitures blindées de l’armée britannique et les bombes de l’IRA. « Une fois dans le car, on laissait la politique derrière nous, témoigne-t-il. Protestants, catholiques, riches, pauvres, noirs ou blancs, tout le monde était là pour s’éclater. »

Des militaires en permission, souvent de jeunes Anglais parachutés dans un conflit qui les dépassait, se mêlaient même à la foule, sans animosité. Stephen ne se souvient pas « avoir assisté à la moindre bagarre». Videur depuis vingt-huit ans au Kelly’s, Andy confirme : « Il y avait quelques échauffourées de temps en temps, ce qui est assez normal quand vous avez 3.000 personnes au même endroit, mais jamais de violences communautaires. Ils dansaient ensemble et s’entretuaient le lendemain. »

“Lancer un morceau, c’était comme marquer un but à Wembley en finale de Coupe, à 1-1, alors qu’il ne reste que trois minutes à jouer.”

Quand il ne pleuvait pas, la fête se prolongeait l’été sur la plage voisine de White Rocks, jusqu’à épuisement du radiocassette. D’autres fonçaient directement au Circus Circus de Banbridge, à plus de 130 km de là. « Le Circus était le seul club à fermer à 6 heures du matin, explique Stevie. On s’est fait arrêter une fois à treize dans une Ford Escort, tous complètement drogués, chauffeur compris. La police n’a rien dit, elle fermait les yeux tant qu’on n’était pas là pour poser des bombes. »

Conflit insaisissable

Pendant longtemps, les DJs internationaux, que le contexte politique rebutait, craignaient d’installer leurs platines en Irlande du Nord. « La province avait pris du retard sur le reste du Royaume-Uni, reconnaît le promoteur Ian Robertson, au look de hippie. Mais une fois que les choses ont commencé à prendre, la tendance s’est inversée. Tous les DJs voulaient venir ici, ils savaient qu’il n’y avait aucun danger. C’était un peu une résurgence du mouvement “peace and love”. On ne trouvait cette ambiance nulle part ailleurs en Irlande. »

X-Ray, l’un des DJs résidents, s'en souvient encore : « Lancer un morceau, c’était comme marquer un but à Wembley en finale de Coupe, à 1-1, alors qu’il ne reste que trois minutes à jouer : une explosion de joie. » Et sa cabine a vu passer quelques grands noms de la scène techno, dont Carl Cox, venu au Kelly’s quand l’établissement n’était encore qu’un hangar vaguement insonorisé.

Toujours en cours de tournage, Dance, Peace and Harmony reviendra sur ces soirées à part, hors du temps et des tensions politiques. Le documentaire reprendra également certaines séquences d’un autre film réalisé sur le sujet avant les accords de paix : Dancing on Narrow Ground, réalisé par le Nord-Irlandais Desmond Bel. Le témoignage ahurissant d’une jeunesse prise en otage par un conflit insaisissable, que Channel 4 n’a jamais diffusé à sa sortie en 1995, jugeant le sujet trop sensible encore.

Vingt ans plus tard, le Kelly’s s'est délesté de sa ménagerie de tigres, de lions empaillés et de chevaux de pierre, pour faire place à une déco moderne et épurée. Seuls deux éléphants noirs à l’entrée témoignent du kitsch d’autrefois. La musique aussi s’est vidée de son âme, et « l’ecstasy n’a plus la même qualité », regrette Mac, nostalgique, sous son tee-shirt du groupe The Prodigy. La fin du conflit a ramené les clubbers dans les grandes villes, Derry et Belfast. Une par une, les boîtes de campagne ont disparu, victimes collatérales de la paix en Irlande du Nord.

 

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