Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Evgeny Morozov : « L’étreinte de Wall Street sur la Silicon Valley n’a jamais été aussi forte »

La restructuration de Google en Alphabet est le signe d’une impossibilité des sociétés des nouvelles technologies à se réformer en profondeur, estime le chercheur et intellectuel.

Publié le 14 août 2015 à 13h44, modifié le 14 août 2015 à 12h48 Temps de Lecture 7 min.

Google a annoncé cette semaine une restructuration : l’entreprise s’appellera désormais Alphabet. Google continuera d’exister comme une structure qui gère le moteur de recherche et divers produits comme le navigateur Chrome ou le système d’exploitation Android, mais Alphabet aura désormais d’autres filiales, comme Nest (objets connectés et domotiques), Google X (projets à très long terme) ou Calico (lutte contre le vieillissement). Pour le chercheur Evgeny Morozov, cette restructuration est avant tout un changement de nom sans conséquences réelles, initié pour satisfaire les milieux financiers.

L’annonce en forme de coup de tonnerre de Google, qui va se reformer dans un nouveau conglomérat appelé Alphabet, a reçu un accueil extrêmement positif de la part des marchés financiers et des commentateurs habituels du monde des nouvelles technologies. L’entreprise ne sera plus seulement représentée par son moteur de recherche, mais inclura des sociétés indépendantes qui poursuivent les recherches de Google dans des domaines comme la santé, l’énergie et les transports. Cette restructuration est sensée résoudre tellement de problèmes urgents pour Google – depuis son manque de transparence dans ses bilans financiers jusqu’à sa difficulté à conserver certains de ses plus talentueux employés – qu’il est très étonnant qu’une entreprise aussi dysfonctionnelle ait pu réussir à fonctionner aussi bien pendant si longtemps.

Et pourtant, il y a plus de désespoir que d’audace dans l’annonce de la création d’Alphabet : les réels problèmes de Google sont structurels et ne peuvent pas être résolus par un décret managérial, même si la publicité qui a entouré la création d’Alphabet peut effectivement masquer, pour un temps, le tentaculaire monopole sur les données qu’a Google.

Crise d’identité chez Google

Alphabet – un bel exemple de chirurgie esthétique pour multinationales – met sous les projecteurs un fait bien connu depuis longtemps : les fondateurs de Google sont las, et même profondément gênés par le cœur de métier de leur entreprise. Vendre des publicités n’est pas, après tout, un travail qui nécessite un doctorat de Stanford ou du Massachusetts Institute of Technology. En réalité, c’est un travail d’une banalité abrutissante et si inélégant que tous ces brillants scientifiques salariés de Google doivent avoir une crise d’identité à chaque fois qu’ils pensent à la manière dont leurs projets futuristes et innovants sont réellement financés.

Les fondateurs de Google n’ont jamais été de grands fans de la publicité. Mais ils ont finalement dû l’accepter, comme un mal nécessaire. Dans un article universitaire publié en 1998, ils se plaignent même, dans une formule restée célèbre, que « les buts d’un modèle économique basé sur la publicité ne sont pas toujours compatibles avec le fait de fournir un moteur de recherche de qualité à nos utilisateurs ». Presque vingt ans plus tard, ils ne se satisfont plus d’être de simples vendeurs de publicités générées automatiquement – ça n’est pas vraiment de quoi faire une bonne conférence au prestigieux TED. Soigner le cancer ou mettre fin au vieillissement, en revanche, cela leur donne le statut de geeks révolutionnaires qu’ils ont toujours souhaité être. Bill Gates, qui, avec ses activités philanthropiques, est certainement celui qui incarne mieux le zèle solutionniste romantique des fondateurs de Google, a au moins bâti sa fortune en vendant des logiciels.

Google ne peut même pas en dire autant – en son cœur, elle reste une entreprise de publicité qui se trouve employer beaucoup d’informaticiens. En surface, la restructuration en Alphabet répond à ce problème, en mettant en avant tous les projets innovants et excitants – depuis les voitures sans conducteur aux énergies renouvelables en passant par la santé – dans lesquels Google a investi ces dernières années. Mais, d’une certaine manière, cette restructuration rappelle aussi la dure réalité que Google aimerait cacher : non seulement l’entreprise n’est qu’une régie publicitaire, mais elle doit maintenant s’abaisser à employer des astuces comptables et juridiques pour donner satisfaction à Wall Street, quand bien même ces dernières ne changent rien au fonctionnement de l’entreprise.

« Du vernis sur une structure capitalistique »

Dans cette perspective, l’arrivée d’Alphabet doit être une très mauvaise nouvelle pour tous les salariés de Google. Après les embarrassants échecs de Google Glass et du réseau social Google+, les plus grandes innovations de l’entreprise consistent désormais à ajouter du vernis à sa structure capitalistique. Wall Street a achevé de mettre du sel sur les blessures, en récompensant ce non-évènement par une confortable hausse de l’action Google, augmentant sa valorisation de 20 milliards de dollars.

Jamais des arguties juridiques n’ont généré autant d’argent avec aussi peu de conséquences pratiques. La véritable capacité d’innovation de Google réside peut-être dans le fait de découvrir une manière d’augmenter ses bénéfices d’une manière encore plus honteuse que la publicité. Mais la dépendance de Google à la publicité n’est pas le principal frein à ses capacités d’innovation – c’est la manière dont sa publicité est liée à la recherche en ligne.

Le Monde
Offre spéciale étudiants et enseignants
Accédez à tous nos contenus en illimité à partir de 9,99 €/mois au lieu de 11,99 €.
S’abonner

L’entreprise a depuis longtemps compris qu’il y a de bien meilleures manières de nous apporter des informations que de nous laisser taper des questions dans un moteur de recherche et attendre que les résultats se chargent. Ses propres produits, comme Google Now, rendent la recherche inutile : l’information nous trouve, grâce à des indices contextuels comme notre agenda et notre localisation. Mais les services comme Google Now n’ont pas de publicité, et il n’y a pas de manière évidente de les monétiser. Ce qui provoque une stagnation dans les produits de Google : renforcer davantage ses produits innovants comme Google Now se traduirait par une diminution de sa capacité à gagner de l’argent. La restructuration en Alphabet ne fait rien pour résoudre ce problème. Les talentueux ingénieurs de Google restent contraints d’accepter des solutions technologiques qu’ils considèrent certainement comme inefficaces – mais qui sont rentables.

Cacher ses pratiques anticoncurrentielles

Il y a une autre raison, encore plus simple, qui explique pourquoi Google ne peut pas se restructurer de manière significative : la valeur de ses différentes filiales est directement proportionnelle à la quantité de données qu’elles génèrent – et, pour l’instant, c’est encore la recherche en ligne qui crée la majeure partie de ces données. Y a-t-il vraiment quelqu’un pour croire que les voitures sans pilote, les thermostats, ou les capteurs médicaux d’Alphabet ne se serviront pas des vastes quantités de données générées par Google lui-même ?

Ces dernières années, Google a tenté d’intégrer l’ensemble des données de ses produits sous une même bannière, d’où la mise en place de sa très contestée politique de confidentialité unique en 2012. Il n’y a aucune raison de croire que la transformation en Alphabet se traduira par un changement de cap de cette politique intégrationniste, et tant que ces services partagent leurs données, leur désintégration au niveau financier a peu de conséquences stratégiques. Voire pire : la structure éclatée de la nouvelle entreprise cherche à détourner l’attention des régulateurs de la grandissante interdépendance des différentes entités qui la composent.

Et comme la gigantesque réserve de données de Google est devenue l’arme secrète de Google pour se protéger des menaces d’éventuels concurrents, il est bien plus efficace de pouvoir affirmer que cette arme n’existe pas, et que n’importe quelle nouvelle start-up peut concurrencer ses services à condition d’avoir des algorithmes suffisamment malins. Apparemment, Google pense que devenir un conglomérat lui permettra de cacher plus facilement la véritable source de ses pratiques anticoncurrentielles.

Le cœur du pouvoir reste à Wall Street

De plus, la création d’Alphabet révèle que l’idée, souvent rabâchée, que le cœur du pouvoir migre de Wall Street vers la Silicon Valley n’est qu’en partie exacte. En réalité, l’étreinte de Wall Street sur la Silicon Valley n’a jamais été aussi forte que cette semaine. La nouvelle directrice financière de Google a peut-être quitté le confort d’une banque d’investissement (elle occupait auparavant le même poste chez Morgan Stanley) pour l’adrénaline des nouvelles technologies, mais les transferts de personnels entre les deux secteurs sont un indicateur trompeur.

Le non-évènement qu’est Alphabet montre que lorsqu’il s’agit d’investissements stratégiques à long terme, même des entreprises aussi puissantes que Google ne peuvent pas vraiment faire ce qu’elles veulent, parce qu’elles doivent céder aux desiderata court termistes des investisseurs, et s’acheter une normalité par une restructuration juridique. Il est difficile d’imaginer Google et Facebook disant à Goldman Sachs et à JP Morgan ce qu’elles doivent faire – l’inverse, en revanche, est beaucoup plus plausible.

La réaction enthousiaste de Wall Street à cette capitulation de Google est simple à comprendre, mais le soufflé pourrait retomber rapidement : aucun des problèmes structurels de Google ne va disparaître. Ce changement de marque devrait même nous faire réfléchir à deux fois la prochaine fois que nous envisagerons de déléguer encore davantage nos choix politiques concernant la technologie à la Silicon Valley. Tant que c’est la publicité qui paye pour l’innovation, et que les données sont la propriété d’une poignée de grandes entreprises, nous serons toujours en retard sur l’innovation. L’incapacité de Google de se sortir du piège de la recherche n’en est qu’un exemple. Espérons qu’Alphabet sera, au moins, l’occasion pour Google de mettre à jour ses objectifs originaux : organiser toute l’information du monde pour la rendre accessible et utile et à tous – pour vendre des publicités.

Evgeny Morozov est chercheur, auteur de « Pour tout résoudre, cliquez ici ! L’aberration du solutionnisme technologique » (éditions FYP). Il est l’un des invités du Monde festival, le 26 septembre.

Le Monde

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.