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Yemen/France

En pleine guerre au Yémen, des employés de Total licenciés par SMS

Ahmed Alramah, chauffeur chez Total. Photo transmise par notre Observateur.
Ahmed Alramah, chauffeur chez Total. Photo transmise par notre Observateur.
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"Aujourd’hui est votre dernier jour de travail." C’est par SMS que des employés chez Total au Yémen ont appris leur licenciement. Récit d’un de ces employés, Ahmad Al-Ramah, qui se bat pour faire respecter ses droits même s’il vit dans un pays en guerre.

Depuis le printemps dernier, quand la coalition arabe conduite par l’Arabie saoudite est intervenue pour contrer la progression de la rébellion houthie contre les forces loyales à l’ex-président, le Yémen s’est enfoncé dans la guerre.

Le groupe français Total est la dernière compagnie pétrolière étrangère présente dans le pays, où elle y exploite notamment deux champs d’hydrocarbures. Elle y emploie environ 1 000 personnes. Dès le début des troubles fin mars, l’entreprise ferme ses bureaux à Sanaa. En avril, Total annonce l'arrêt, pour des raisons de sécurité, de la production dans l’usine de liquéfaction de gaz Yemen LNG dont elle est actionnaire à près de 40 %, maintenant seulement la production nécessaire "pour alimenter en gaz l’usine de génération électrique qui approvisionne les populations", précise un porte-parole de Total.

En ligne continue rouge: activités de production et/ou d'exploration de Total au Yémen. Source.

Le 10 juin dernier, les chauffeurs, gardes et agents d’entretien qui travaillent pour Total à Sanaa et sont employés par l’intermédiaire de l’entreprise yéménite Almaz Group, apprennent leur licenciement sans ménagement alors que le pays est en proie à des difficultés économiques énormes. Ahmad Al-Ramah et ses collègues s'organisent pour réclamer des indemnités. Après deux mois de lutte, leurs efforts sont restés vains. Total et Almaz Group, entreprise yéménite qui s’occupe notamment de recruter du personnel local, se renvoient la responsabilité.

"Aujourd’hui est votre dernier jour au sein de l’entreprise Total qui a résilié le contrat."

Ahmad Marah était chauffeur pour Total. Il habite à Sanaa.

Le 10 juin dernier, j’ai reçu un SMS très bref, m’informant de mon licenciement : "Bonjour. Marouan Charqi de l’entreprise Almaz. Aujourd’hui est votre dernier jour au sein de l’entreprise Total qui a résilié le contrat. Nous reprendrons contact avec vous prochainement pour le paiement des droits restants."

"SMS de licenciements" envoyés par Almaz Group aux employés de Total. Capture d'écran transmise par notre observateur.

J’ai été très surpris d’apprendre ça comme ça, par SMS. De surcroît pendant le mois de ramadan, pendant lequel nous devions recevoir une prime. J’ai appelé mes collègues et j’ai appris que je n’étais pas le seul dans ce cas. Une très grande partie du personnel de service qui travaillait chez Total a été licencié. Des chauffeurs, des agents d’entretien, des gardes… Plus de cent personnes au total.

"Certains ont signé. Ils avaient besoin d'argent, alors ils ont cédé."

Le 24 juin, nous avons reçu un autre SMS d’Almaz pour régulariser notre licenciement. Mais le contrat de licenciement qu’ils nous ont proposé ne respectait pas l’ensemble de nos droits, notamment ils ne voulaient pas nous payer toutes les indemnisations. Certains ont signé. Ils avaient besoin d’argent pour payer leurs loyers, alors ils ont cédé. Je ne leur jette pas la pierre, la situation dans le pays est très grave. La vie est devenue très chère depuis le début de la guerre. Nous avons besoin d’argent pour nous nourrir, payer nos loyers au risque d’être expulsés. [La pénurie alimentaire et l’inflation galopante en cours au Yémen rendent les denrées de base encore disponibles inabordables pour une grande partie de la population, NDLR].

SMS envoyé par la direction d'Almaz Group pour licensier les employés. Capture d'écran transmise par notre Observateur.

Le reste d’entre nous avons décidé de nous organiser pour réclamer nos droits : salaires non payés depuis la date de notre licenciement, prime pour le mois du ramadan et indemnités de licenciement. J’ai été choisi par mes collègues pour les représenter.

"Nous leur avons écrit plusieurs courriers... mais ils n'ont pas daigné nous répondre"

Notre avocat nous a confirmé que ce licenciement est parfaitement illégal au regard du droit du travail yéménite. Nous sommes en guerre. Légalement, nous devrions donc être considérés en congés forcés et donc pas licenciables. De plus, l’employeur est tenu de respecter un préavis d’au moins un mois et prévoir des indemnités de licenciement d’une durée de 12 mois.

On s’est d’abord tournés vers Almaz pour réclamer l'ensemble de nos droits mais ils n’ont rien voulu entendre. "Ce n’est pas de notre responsabilité, adressez-vous à Total." Avec la guerre, les responsables de Total au Yémen se sont retranchés à Dubaï. Nous avons tenté de les contacter par mail. Nous leur avons envoyé plusieurs courriers. Les premiers montraient toute notre loyauté et notre respect pour Total. Mais, ils n’ont pas daigné nous répondre. Alors nous avons durci le ton, faisant référence aux violations du droit du travail yéménite et aux obligations qui leur incombent en tant qu’employeur. Nous avons même contacté le syndicat de Total à Dubaï. Ils nous ont soutenus mais eux non plus n’ont pas eu de réponses.

Sit-in des employés protestataires devant les bureaux. Sur la banderolle, on peut lire : "Ils ont commencé par le pillage des ressources du Yemen et ils finissent par le pillage des droits des employés." Photo transmise par notre Observateur.

"Nous avons déposé une plainte auprès du ministère du Travail au Yémen"

À Sanaa, nous avons organisé des sit-in symboliques devant le siège vide de Total, pour attirer l’attention des responsables à Dubaï. Mais ça n'a pas suffit. Alors, nous avons déposé une plainte auprès du ministère du Travail au Yémen. La justice yéménite a ordonné la saisie des biens de Total et d’Almaz à Sanaa. La police a scellé les bâtiments de Total le 3 août, mais une semaine plus tard ils ont annulé la saisie des biens. Point positif cependant, la justice a ordonné que les fonds de l’entreprise Almaz soient gelés jusqu’à versement de l’ensemble des droits aux employés.

Bureaux de Total à Sanaa. Un membre du comité d'arbitrage exécute la décision de la cour yéménite. Photo transmise par notre Observateur.

Bureaux de Total à Sanaa après la décision de la cour yéménite. Photos transmises par notre observateur.

"Total et Almaz se renvoient la balle."

Voilà où nous en sommes, deux mois plus tard. J’ai essayé de parler avec l’avocat de Total à la dernière audience mais il a refusé tout dialogue. "Vois ça avec Almaz", a-t-il lancé. J’ai à nouveau essayé de joindre les responsables d’Almaz mais ils ont disparu. La seule qui m’a répondu s’est montrée très menaçante au téléphone. "Vois ça avec Total ", m’a-t-elle lancé à son tour. Total et Almaz se renvoient la balle.

"Almaz n'est qu'un intermédiaire. Ils nous emploient pour travailler à Total."

Mais c’est trop facile. Nous sommes des employés de Total. C’est écrit dans mon contrat de travail. Almaz n’est qu’un intermédiaire. Il nous emploie pour travailler à Total. Et d’ailleurs, je circulais librement dans les locaux de Total avec mon badge de la compagnie alors que quand j’allais chez Almaz, je devais demander un badge visiteur. Total doit prendre ses responsabilités et exiger d’Almaz qu’ils nous indemnisent. L’entreprise qui a recours à la sous-traitance doit veiller à ce que son sous-traitant s’acquitte de ses obligations. C’est précisé dans le droit du travail yéménite à l’article 31.

Permis de conduire Total de l'employé. Photo transmise par notre Observateur.

J’espère qu’ils ne continueront pas leur jeu trop longtemps. Une procédure juridique peut s’éterniser et nous avons vraiment besoin de cet argent pour continuer à vivre dans ce pays en guerre…

Capture d'écran d'un contrat de travail signé entre Almaz Group et Ahmad. Il est précisé dans le texte que l'employé travaille comme chauffeur chez Total à Sanaa. Photo transmise par notre Observateur.

Joint par France 24 sur l’ensemble de ces points, Total nous a apporté cette courte réponse par courriel :

"Les bureaux de Total et de Yemen LNG sont fermés. La détérioration des conditions de sécurité depuis fin mars ont conduit Total, pour des raisons de force majeure, à réduire ses opérations au minimum. Yemen LNG a décidé d'arrêter ses opérations de production et d'exportation pour des raisons de force majeure et en a prévenu ses actionnaires et ses clients. "

Selon une source proche de Total, l’entreprise rejette toute responsabilité, considérant que ces employés ne sont pas des employés de Total mais des employés d’Almaz. Cette source souligne cependant que "Total a une responsabilité directe vis-à-vis de ces employés. Almaz n’était qu’une couverture pour Total, qui comptait sur l’entreprise yéménite dont le propriétaire n’est autre que Yahya Mohammad Abdullah Salah, le neveu d’Ali Abdullah Salah [ancien président du Yémen de 1990 à 2012, qui s’est allié à la rébellion houthiste qui contrôle actuellement la capitale du pays, NDLR], pour avoir un appui politique de taille pour conduire ses activités dans le pays". Il ajoute : "Ce que j’ai pu comprendre, c’est qu’Almaz n’a jamais versé de cotisations à la sécurité sociale pour ces employés. Mais Total avaient tendance à fermer les yeux, préférant ménager le neveu du président Salah. Mais peu importe, c’est à Total qu’il revient de s’assurer que les obligations de son sous-traitant soient respectés. "

La situation de ces employés renvoie aux débats législatifs qui ont lieu en France sur la responsabilisation et le devoir de vigilance des entreprises multinationales françaises. "Les sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre doivent être tenues responsables des violations de droits humains et des dommages environnementaux que peuvent provoquer leurs activités ainsi que celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs à l’étranger", estime Katia Roux, responsable des campagnes à Peuples Solidaires-ActionAid France. "En France, une avancée décisive a été obtenue avec l’adoption en première lecture de la loi sur le devoir de vigilance par l’Assemblée Nationale le 30 mars dernier ", ajoute-elle. "Cette nouvelle obligation de prévention et de respect des droits humains par les grandes multinationales pourrait néanmoins rester lettre morte et ne jamais entrer en vigueur si la loi n’est pas examinée au Sénat ".

Première lettre envoyée par les employés chez TOTAL

Un article écrit en collaboration avec Dorothée Myriam KELLOU, journaliste à France 24.

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