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Le jour où Google est devenu cyberpunk

En créant Alphabet, l’entreprise américaine semble se transformer en corporation menaçante. En réalité, le désinvestissement des Etats dans la recherche est une perspective plus inquiétante.

Publié le 13 août 2015 à 13h49, modifié le 17 août 2015 à 07h23 Temps de Lecture 4 min.

Une recherche à l'aide de Google le 11 août 2015.

Ce 10 août, Google est devenu Alphabet. Une opération stratégique en forme de changement de nom : Google va continuer d’exister, mais ne sera plus qu’une filiale d’Alphabet, une holding qui chapeautera le moteur de recherche et tous ses produits liés, mais aussi une myriade d’autres sociétés travaillant à des projets futuristes. On le savait déjà, la mise en place d’Alphabet le montre plus clairement : Google est devenu un conglomérat, avec de multiples filiales et prises d’intérêt dans des domaines variés : publicité, logiciels, systèmes d’exploitation, biotechnologie, intelligence artificielle, automobile.

Dans les années 1980, l’auteur de science-fiction William Gibson a remis au goût du jour un vieux mot japonais pour désigner de gigantesques conglomérats dont les produits envahissent la vie quotidienne et dominent le monde : zaibatsu. William Gibson est l’influent fondateur d’un courant entier de la science-fiction, le mouvement cyberpunk, qui se projetait dans un futur résolument proche dominé par des multinationales.

Google – pardon, Alphabet – incarne ces zaibatsu. Comme eux, il semble être devenu incontournable dans des secteurs entiers de l’économie de dizaines de pays. Comme les Sense/Net et Maas Biolabs de Neuromancien, le roman fondateur du genre, ses projets les plus révolutionnaires – et dont le succès pourrait littéralement changer le monde – touchent à l’humain, à son esprit, à son corps : prothèses, capteurs…

Comme certains zaibatsu cyberpunks, Google a aussi sa vision du monde. Fondée dans le but fou d’organiser « toute l’information de la planète », doublée de la promesse de ne jamais « être mauvais », l’entreprise se tourne désormais vers des recherches ayant un impact sur le monde physique. Et c’est ce qui fait peur. Peur du syndrome de l’apprenti sorcier ; peur d’un géant qui sait presque tout de nos vies privées ; peur, enfin, de voir une société accusée de pratiques anticoncurrentielles et maniant trop efficacement l’optimisation fiscale devenir encore plus incontournable. Il y a aussi, dans ces peurs, une part de fantasmes qui flirte parfois avec la théorie du complot : Google aurait un dessein secret, voudrait remplacer l’humanité par des intelligences artificielles, ou encore « tuer la mort ». Les desseins de Google ne sont pas vraiment secrets, à défaut d’être forcément recommandables : entreprise cotée, elle cherche avant tout à gagner de l’argent, à court ou à moyen terme – la restructuration en Alphabet est d’ailleurs, avant tout, une décision boursière et financière.

Changer le monde

Reste le cas particulier des deux fondateurs de Google, Sergey Brin et Larry Page, qui ne cachent pas leur volonté d’aller bien plus loin que la « simple » accumulation de milliards de dollars. Comme la famille Tessier-Ashpool, dirigeant la multinationale du même nom dans Neuromancien, ils veulent changer le monde. En bien ? Dans leur idée, certainement. En pratique ? Difficile à dire. Les technologies sur lesquelles travaille Google ont le potentiel, sinon de « tuer la mort », de permettre des progrès spectaculaires dans la médecine et les énergies renouvelables.

Mais si ces progrès sont prisonniers de brevets les rendant inaccessibles aux plus pauvres, ou que leur utilisation est soumise à l’utilisation de produits Google, le risque est grand qu’ils accentuent les fractures Nord-Sud et les inégalités. Ce dont Google est déjà accusé à San Francisco, la ville la plus cyberpunk des Etats-Unis, théâtre de la « trilogie du pont » de William Gibson, et où l’entreprise a contribué à la hausse des loyers.

Une autre entreprise a incarné dans les années 1980 et 1990 à la fois les craintes du grand public et la révolution technologique : Microsoft, bête noire des libertaires de la technologie, était elle aussi dirigée par un fondateur qui voulait changer le monde. Bill Gates l’a finalement fait « à l’américaine », par le mécénat, pour lutter, à grand renfort de chèques, contre les maladies tropicales. Sergey Brin et Larry Page prendront peut-être le même chemin – mais ces mécènes montrent surtout que la recherche fondamentale, dans des domaines aussi cruciaux que les énergies renouvelables ou la santé, est de plus en plus le fait de gigantesques entreprises privées.

La démission des Etats face aux multinationales, c’est justement un thème récurrent de tout le mouvement cyberpunk – dans Le Samouraï virtuel, Neal Stephenson décrit même des Etats-Unis morcelés, fragmentés en une myriade d’Etats fantoches, chacun contrôlé par une grande entreprise. Faut-il avoir peur d’Alphabet ? Seulement si nous n’avons pas, ou plus, confiance dans la capacité des Etats à fixer les limites de ce qui est acceptable, et d’investir eux-mêmes dans les recherches qui rendront peut-être, demain, nos vies meilleures.

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Se méfier de Google ou d’Alphabet est une chose, rejeter en bloc le progrès technologique en est une autre. Dans l’histoire de la science-fiction, le mouvement cyberpunk marque d’ailleurs une étape cruciale à ce sujet. Après le techno-optimisme béat de l’avant-guerre, après la technophobie de la SF contestataire des années 1960, le cyberpunk marquait le moment où la technologie n’était plus considérée comme une force du bien ou du mal, mais comme neutre. Aux humains de déterminer son usage.

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