Quentin Tarantino est-il un bon exploitant de cinéma ?

Un an après sa reprise en main par le réalisateur, le New Beverly reste un temple de la cinéphilie à Los Angeles. Mais les reproches s'accumulent à propos de sa gestion musclée.

Par Félicien Cassan

Publié le 17 août 2015 à 15h20

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h48

Montrera, montrera pas son menton prognathe et son béret Kangol ? A l’automne dernier, au 7165 Beverly Boulevard, à Los Angeles, le suspense régnait : même l’attaché de presse ne savait pas trop comment gérer l’affaire, esquivant les questions avec la grâce de l’archange Jules dans Pulp Fiction. Annoncé comme le messie depuis les travaux du New Beverly Cinema, Quentin Tarantino officiait dans l’ombre en tant que nouveau directeur de la programmation pour la réouverture de sa salle.

“Une certaine idée du septième art est ici à l’œuvre, populaire et démocratique, à la fois cinéphile ‘hardcore’ et bon enfant.”

Et tout le mois d’octobre, c’était bien sa vision très personnelle du plaisir cinématographique, devant l’écran mais aussi autour, que l’on retrouvait, promettant un rituel renouvelé, avec influences seventies et séances pour une bouchée de pain (8 dollars les deux métrages, tous les soirs, à l’exact opposé des tarifs exorbitants des multiplexes). Seuls le stand de confiserie et le pop-corn respecteraient les standards et l’inflation actuels. Un moindre mal pour les cinéphiles hollywoodiens.

A l’image de ce que propose le Nitehawk à Brooklyn (bande-annonces kitsch, souvent faites maison, copies 35 mm, service de restauration, avec serveurs qui se baladent dans les travées pendant la projection), une certaine idée du septième art est ici à l’œuvre, populaire et démocratique, à la fois cinéphile « hardcore » et bon enfant, celle de l’époque où l’on venait draguer en payant son siège 50 centimes de dollars.

Au New Berverly, on a vu aussi du nouveau en plus de l’ancien, du moment que les films ne sont pas en numérique HD, avec tout le barda technologique contre lesquels Tarantino s’insurge depuis longtemps, à chaque interview. Par exemple, Interstellar, de Christopher Nolan, ou Inherent Vice, de Paul Thomas Anderson, ont été les bienvenus dans la programmation, car tournés sur pellicule. Nolan, qui a rendu un hommage appuyé à Tarantino, a confirmé lui aussi son amour de la pellicule et de l’artisanat.

“Qu’apporte le 35 mm ? Les couleurs d’origine et peut-être, plus subtilement, le sentiment du temps qui passe.”

A l’époque de la sortie de son dernier film, ses actrices s’en étonnaient : pas d’écran vert, pas de subterfuges numériques trop clinquants... Anne Hathaway répétait sa surprise d’avoir vu le tesseract final construit en dur par les décorateurs. « Christopher Nolan est un artisan qui, il se trouve, fait des longs métrages pour Hollywood », s’extasiait en écho Jessica Chastain à notre micro. La même position passionnée que celle de Tarantino.

Qu’apporte le 35 mm ? Les couleurs d’origine et peut-être, plus subtilement, le sentiment du temps qui passe, comme à cette soirée Steve McQueen, au printemps dernier. Une copie rare de La Grande Evasion y était projetée, avec en bonus et clou du spectacle, une bobine tirée de la collection personnelle de Tarantino, faite de bandes-annonces de l’acteur mythique, copies franchement dégueulasses mais rendues belles et émouvantes par les affres du temps.

A l’heure où l’acte de se rendre dans une salle obscure n’a plus la même dimension rituelle que pour les générations précédentes, retrouver ce plaisir authentique semblait constituer le motif principal de Quentin Tarantino. Mais la touche vintage du programme, la fidélité à une certaine idée du cinéma, la beauté de l’image argentique n’ont pas empêché le New Beverly d’être le sujet d'une polémique aux multiples rebondissements.

“Les employés de longue date quittent le navire un par un, excédés par un management à la Reservoir Dogs.”

D’abord, si Tarantino a pris son rôle de programmateur à cœur en mettant réellement les mains dans le cambouis, beaucoup espéraient le voir présenter les métrages en personne, quitte à ce qu’il mette sa carrière de côté. Oui mais voilà, maintes fois annoncé en maître de cérémonie, il n’est venu qu’une seule fois, en coup de vent, pour fêter les 20 ans de Pulp Fiction (programmé avec Léon de Luc Besson, The Professional en version anglaise). Sans doute se consacrait-il entièrement à la préparation et au tournage de The Hateful Eight, dont la bande-annonce vient de sortir. Mais son absence déçoit.

D’autant que côté équipes, c’est la grogne. Les employés de longue date quittent le navire un par un, excédés par un management à la Reservoir Dogs — toutes proportions gardées. Ainsi, l’assistante personnelle du cinéaste, passée manageuse générale à la réouverture, aurait poussé plusieurs personnes à la démission. Car il faut préciser que le New Beverly existait avant Tarantino. Ouvert en 1978 (après des années à faire office de théâtre de vaudeville), c’était un endroit culte de ce quartier juif de Los Angeles.

Julia Marchese, l'ancienne manageuse de la salle, se plaint désormais de « ne pas pouvoir entrer en contact direct avec Tarantino, malgré le fait que l’équipe ne comporte que cinq personnes à plein temps à la direction ». L’auteur de Pulp Fiction est supposé avoir « pris le contrôle d’une affaire familiale », selon Michael Torgan, le fils de l'ancien propriétaire. Mais « le New Beverly que les locaux aimaient n’est plus », ajoute Julia Marchese, partie depuis, et amère.

“Le beurre de synthèse, qui a remplacé le vrai beurre des pop corns ne passe pas.”

Tarantino aurait installé des caméras de surveillance au-dessus des ouvreuses. Et le beurre de synthèse, qui a remplacé le vrai beurre des pop corns ne passe pas. La communication verrouillée de la nouvelle équipe n’a laissé aucune chance à l’ancienne manageuse de s’expliquer. Réalisatrice d’un documentaire, Out of print, sur ce dernier bastion chéri de la copie 35 mm, elle n’a finalement pas pu le montrer au New Beverly, et l’a depuis posté en ligne.

Quelques articles ont pointé la mainmise de Tarantino et celle de son équipe, jugée trop autoritaire. Mais le grand public, lui, voue un culte toujours aussi puissant à l’insaisissable « geek » du cinéma US contemporain. Depuis deux jours, pas un site n’a oublié de poster le fameux trailer enneigé, deuxième hommage du cinéaste au western, après Django Unchained. A-t-on le droit d’avouer qu’on lui a trouvé une petite odeur de réchauffé ?

Si l’on ne doute pas de la sincérité de l’amour de Quentin Tarantino pour le cinéma, et de son exigeante nostalgie, n’a-t-il pas oublié que son propre statut a également évolué ? Plus trop à la marge, il navigue désormais à Hollywood avec l’entêtement d’un ado et les gros sabots d’un businessman bourré de contradictions. Les 7 et 8 août dernier, on est revenu au New Beverly, histoire de humer l’ambiance, qui reste bonne, malgré les histoires. D’homme à homme (Giulio Petroni, 1966) était précédé du classique de Sergio Leone, Et pour quelques dollars de plus. Pas mieux. Même The Hateful Eight ?

 

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