Des fleurs et des bougies sont installées le 11 janvier 2013 devant le bureau d'information du Kurdistan à Paris, en hommage à Sakine Cansiz, assassinée le 9 janvier 2013 avec deux autres militantes du PKK

Des fleurs et des bougies sont installées, le 11 janvier 2013, devant le Centre d'information du Kurdistan à Paris, en hommage à Sakine Cansiz, assassinée deux jours plus tôt, avec deux autres militantes du PKK.

afp.com/Kenzo Tribouillard

Jamais sans doute, dans l'histoire récente de la justice française, magistrats et policiers français n'auront pu remonter aussi loin quant à la genèse d'un crime politique perpétré à Paris. Le 13 août, la juge antiterroriste Jeanne Duyé a renvoyé devant les assises, Ömer Güney, un jeune Turc de 33 ans, pour un triple assassinat commis il y a deux ans et demi. L'Express a pu prendre connaissance de cette ordonnance.

Publicité

Le 10 janvier 2013, vers 1h30 du matin, sont découverts les corps de trois militantes, Fidan Dogan, Sakine Cansiz et Leyla Saylemez, tuées quelques heures auparavant, par des balles de calibre 7,65, dans un appartement utilisé comme local pour le Centre d'information du Kurdistan (CIK) au 147, rue Lafayette (Xe arrondissement).

Ömer Güney, seul suspect identifié dans ce dossier hors norme, a beau contester toute implication (il se dit au contraire sympathisant de la cause kurde), ses déclarations évasives, contradictoires voire farfelues, ne faciliteront pas la tâche de ses avocats à l'heure du procès.

Si les commanditaires n'ont pu être identifiés formellement faute de coopération de la Turquie - la juge Duyé dénonce d'ailleurs dans son ordonnance la "totale inertie" d'Ankara à ses demandes -, il ne fait désormais plus aucun doute que les services secrets turcs, ou à tout le moins une faction opposée au processus de paix au sein de ces mêmes services, ont armé le bras du tireur présumé. La magistrate pointe ainsi "les accointances" d'Ömer Güney avec le MIT, principale agence de renseignement turque, forte de 5000 fonctionnaires, civils et militaires. Et conclut: "Des liens peuvent être effectués avec les assassinats même si les investigations n'ont pas permis d'établir si des agents du MIT avaient participé à ces faits de façon officielle ou avec l'aval de leur hiérarchie ou encore si ils avaient été commis à l'insu de leur service afin de discréditer ou de nuire au processus de paix."

"Action d'espionnage patent"

A l'automne 2012, les deux camps ennemis, celui de l'islamo conservateur Recep Tayyip Erdogan, premier ministre turc, et celui d'Abdullah öcalan, leader de la guérilla kurde incarcéré, nouent des relations, via le MIT. Ce réchauffement irrite les "faucons" des deux camps. Les résistances, en Turquie, émanent surtout des milieux islamistes de la confrérie Gülen et des éléments nationalistes de l'armée, souvent désignés sous le terme générique d'"Etat profond".

Selon les enquêteurs français de la police judiciaire, alors que les deux protagonistes, Erdogan et Öcalan, sont sur le point d'officialiser les discussions en cours en Turquie, une opération d'infiltration des milieux pro kurdes se joue à Paris. Ömer Güney, jeune homme un peu paumé, débarqué récemment d'Allemagne mais parfaitement francophone, se rend peu à peu indispensable à la communauté kurde et aux leaders historiques du PKK de passage, comme Sakine Cansiz, dont il devient le chauffeur.

Après les meurtres, Güneyfait figure de principal suspect, lui qui a passé quarante-cinq minutes dans l'immeuble de la rue Lafayette, à l'heure estimé du triple homicide. Mais sa fragilité (il est atteint d'une tumeur cérébrale) et sa naïveté apparente collent mal avec le professionnalisme des tirs et l'idée que l'on se fait d'un tueur capable d'exécuter un tel contrat. Depuis, l'instruction a connu son lot de surprises. Dès les premières semaines, une expertise informatique révèle la présence de logiciels espions, enregistrant les frappes sur les claviers et effectuant des copies d'écran des ordinateurs du centre d'information du Kurdistan. Puis l'examen de la mémoire d'un téléphone portable de marque Nokia appartenant à Güneyprouve que le jeune homme a photographié 329 fiches d'adhésion à une association kurde dans la nuit du 7 au 8 janvier 2013 (une "action d'espionnage patent" selon la juge). Par ailleurs, la découverte de son passeport, caché dans le bloc autoradio de sa Peugeot 308, porte la trace de plusieurs voyages en Turquie, dont un en décembre 2012. La mise en ligne par un inconnu d'un enregistrement où un homme identifié comme Ömer Güney discute de plusieurs projets d'assassinats avec deux membres présumés des services secrets turcs, alourdit les charges contre le suspect. Survient alors une tentative d'évasion déjouée à la prison de Fresnes: dans une conversation interceptée en janvier 2014, Güneydemande à l'un de ses amis de joindre le MIT à Ankara...

"Double-jeu"

Le portrait du jeune paumé, amoureux d'une combattante kurde, embringué dans une affaire qui le dépasse, n'a pas résisté aux investigations. Ömer Güney a bien joué un "double-jeu" comme le relève la juge d'instruction dans son ordonnance. Une infiltration digne de Ramon Mercader, l'homme qui réussit à approcher Trotsky pour le tuer d'un coup de piolet. Le procès, qui pourrait se tenir l'année prochaine, permettra-t-il de connaître les commanditaires d'un crime politique commis en plein coeur de Paris? D'ici là, le vent tempétueux de l'histoire au Moyen-Orient aura peut-être relégué au rang de "fait divers" ces assassinats. Depuis l'attentat qui a coûté la vie à 32 militants prokurdes à Suruç, à la frontière entre la Turquie et la Syrie, le 20 juillet dernier, le cycle des violences entre gouvernement turc et nationalistes kurdes a en effet repris.

Attentats contre bombardements, guérilla urbaine contre répression policière: les deux camps sont de nouveau en guerre ouverte, réduisant à néant les efforts déployés pour parvenir à une solution négociée. La parenthèse du processus de paix avait résisté au drame de la rue Lafayette. Mais elle n'aura finalement guère duré plus de deux ans et demi.

Publicité