Les Indiens parlent beaucoup de la Chine, que ce soit parce qu'ils espèrent pouvoir intensifier la coopération avec ce pays ou parce qu'ils se sentent menacés par elle - et il en va de même des Européens. " La montée de la Chine joue sur l'esprit des gens " nous a fait remarquer un ancien diplomate indien lors d'un récent voyage d'étude. Cela donne parfois l'impression que les Indiens et les Européens sont obsédés par la Chine. Pas étonnant pourrait-on dire du point de vue du monde des affaires : la Chine est aujourd'hui l'un des plus importants partenaires de l'Inde et de l'Europe en matière d'échanges. Le commerce bilatéral entre l'Inde et la Chine s'élève, à présent, à 70 milliards de dollars par an et les échanges bilatéraux de marchandises entre l'Europe et la Chine ont atteint 467 milliards d'euros en 2013 (avec un déficit de 137,8 milliards d'euros pour l'Union européenne (UE). En comparaison, les échanges entre l'Union européenne et l'Inde s'élevaient à peine à 72,5 milliards d'euros en 2014. La Chine est également le second plus grand partenaire de l'Union européenne en matière d'échanges - alors que l'Inde est en neuvième position.

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L'UE et l'Inde ont cherché à approfondir leurs relations économiques et il y a des Européens, et des Indiens, qui espèrent assister à une percée dans ce domaine dans un futur proche. Les discussions sur l'accord de libre-échange entre l'UE et l'Inde ont débuté en 2007 mais ont commencé à stagner en 2013, après quinze cycles de négociations. Les Européens se plaignent des droits de douane élevés que les Indiens applique aux produits européens ; les Indiens, quant à eux, se reprochent à l'UE d'utiliser des normes de qualité pour exclure certains de leurs produits : l'UE a, par exemple, interdit les mangues indiennes en mai 2014.

L'accord de libre-échange en panne

Depuis son arrivée au pouvoir au poste de Premier ministre en mai 2014, Narendra Modi a essayé de relancer l'économie indienne et, plus particulièrement, de lancer la campagne " Make in India " pour stimuler la production dans le pays. Alors que Modi invite le monde à investir et à échanger avec l'Inde, de nouvelles évolutions ont eu lieu dans le domaine des accords de libre-échange. Parallèlement à ses visites en Allemagne et en France, Modi avait également prévu d'effectuer une visite à Bruxelles au mois d'avril 2014, visite qui a été cependant annulée, l'UE n'ayant pas répondu à la demande de M. Modi. Certains spéculent que la Haute Représentante de l'Union européenne, Federica Mogherini, était réticente à rencontrer Modi alors que deux marins italiens, accusés d'avoir tué deux pêcheurs indiens en 2012, restent en état d'arrestation en Inde. D'autres disent que la demande indienne avait été faite dans un délai trop court. Dans tous les cas, cela a été une opportunité manquée de renforcer la coopération économique entre l'Europe et l'Inde.

Lorsque M. Modi est ensuite venu à Berlin au mois d'avril 2014, la chancelière Angela Merkel s'est prononcée en faveur de l'accord de libre-échange, encourageant l'UE et l'Inde à faire des compromis et insistant sur le fait que les inquiétudes de l'Inde devraient être abordées. Au mois de juin, Cecilia Malmström, Commissaire européenne au commerce extérieur, a rencontré la ministre indien du Commerce, Nirmala Sitharaman, lors d'une réunion de l'OCDE à Paris et, peu de temps après, l'UE et l'Inde ont annoncé la réouverture des négociations à partir du 28 août. Toutefois, Modi a depuis annulé les discussions à la suite de l'interdiction de médicaments génériques indiens sur le marché européen.

Il existe, sans aucun doute, une attitude ambivalente de l'Europe vis-à-vis de l'Inde, attitude qui ne peut pas seulement être reliée au mécontentement vis-à-vis des négociations sur l'accord de libre-échange. L'Union européenne a exprimé ses inquiétudes concernant les droits de l'homme en Inde, particulièrement les droits des minorités et des femmes ainsi que sur l'utilisation de la torture. De plus, Narendra Modi semble chercher à mettre en place un contrôle étroit des médias et des organisations non-gouvernementales en Inde, y compris les organisations Non Gouvernementales (ONG) étrangères, comme l'a illustré le gel et la suspension des comptes bancaires de Greenpeace India par le gouvernement. D'autre part, les scandales concernant les viols en Inde ont été largement couverts par les médias européens et un professeur allemand a même rejeté la candidature d'un étudiant indien à un stage dans son institut expliquant que " cette attitude est quelque chose que je ne peux pas soutenir ".

Politiquement parlant, il semble qu'il n'y ait que peu d'intérêt dans le développement du partenariat stratégique entre l'UE et l'Inde, datant de 2004. Le dernier sommet UE-Inde a eu lieu en 2012 (même s'il semblerait qu'un sommet se tiendra plus tard cette année). Dans les discussions de politique étrangère indienne, l'UE est à peine mentionnée mais, d'après un représentant de l'Union européenne, " cela est perçu comme un problème européen et non un problème indien ". En effet, nous entendons souvent que l'Union européenne est à peine reconnue comme une entité et est encore moins perçue comme un partenaire à part entière qu'en Chine. Un journaliste indien nous a expliqué qu' " une entité comprenant 28 Etats membres connait des limites " et un autre journaliste a souligné le fait que " l'UE est vue comme une entreprise et non pas comme une monnaie ".

Si l'Inde et l'UE ne parviennent pas à se mettre d'accord sur un accord de libre-échange d'ici quelques années, cela constituera une occasion manquée mais, en termes purement économiques, pas un désastre pour les deux pays. L'Inde garde en effet des relations bien établies avec les Etats membres de l'UE : la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni en particulier. Toutefois, politiquement parlant, l'échec de l'accord de libre-échange risquerait de rendre l'UE encore plus insignifiante qu'elle ne l'est déjà aux yeux de l'Inde. L'accord de libre-échange permettrait non seulement d'augmenter les échanges entre l'UE et l'Inde, mais pourrait également constituer le début d'échanges politiques et de dialogues accrus entre les deux pays. Ignorer l'Inde ne signifie pas seulement ignorer le deuxième pays le plus peuplé au monde, mais également la plus grande démocratie, en passe de devenir une économie majeure au niveau mondial.

Une convergence d'intérêts concernant la Chine

Pourtant, le manque d'intérêt mutuel entre l'UE et l'Inde est surprenant, compte tenu, notamment, de la convergence des intérêts entre les deux entités - notamment concernant la Chine. Aussi séduisante que soit la Chine en tant que partenaire économique, son ascension a renforcé l'anxiété de l'UE et de l'Inde vis-à-vis de la stabilité future du continent asiatique. Que le " rêve chinois " de Xi Jinping signifie le repositionnement d'une Asie sino-centrée, ou que la Chine vise à établir un " nouveau modèle de relations entre grandes puissances " avec les Etats-Unis, que Xi a soutenu et promu depuis 2013, cela aura, dans tous les cas, une incidence sur l'Inde - et sur l'Europe.

Ainsi, l'Inde et l'UE ont mutuellement besoin l'une de l'autre. Un analyste de la sécurité indienne nous a dit que, malgré la coopération croissante avec la Chine, l'Inde est " à la recherche de partenaires visibles et forts autres que la Chine " et que " l'Inde a besoin de la Chine, mais pas autant qu'elle n'a besoin du Japon et de l'Occident ". L'UE a besoin, d'un autre côté, de diversifier ses relations en Asie et d'avoir une compréhension plus approfondie des nouvelles dynamiques changeantes ayant cours dans la région - dont l'Inde constitue un élément crucial. Des éléments de ces dynamiques en constante évolution sont les initiatives lancées par la Chine, comme la Route de la Soie et la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures (banque dont l'Inde est un des membres fondateurs - aux côtés de 14 Etats membres de l'UE).

Il est donc dans l'intérêt des Européens de développer un dialogue plus étroit avec l'Inde - à la fois via les Etats membres et au travers des institutions européennes. Les Européens doivent voir l'Inde comme un partenaire - et, en même temps, parvenir à faire voir à l'Inde que l'Europe est un partenaire. Un prérequis pour parvenir à cela est, en retour, une meilleure compréhension de l'Inde en Europe. Les Européens connaissent bien souvent beaucoup moins de choses sur l'Inde que sur la Chine. Comme nous l'a expliqué un analyste indien : " il y a probablement plus d'Européens qui connaissent Canton que le Gujarat ".

par Angela Stanzel, spécialiste de l'Asie au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR)

Voir les deux premiers volets de cet article

1. L'inquiétude de l'Inde face aux actions de la Chine

2. Les limites de la coopération Inde-Chine

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