Klára Gábor dégaine son téléphone d’un des replis de sa jupe.
Depuis la cuisine, Gizella tend l’oreille pour saisir la conversation de sa fille
aînée - si elle l’entend parler en roumain ou en anglais, cela signifie que des
touristes vont arriver, et les femmes de la maison doivent se mobiliser au plus
vite. Mândra, la grand-mère de Klára, se met aussitôt à essuyer la toile cirée
qui recouvre la table, sort un service de tasses à fleurs du placard. Pendant
ce temps, Klára finit de parler. “Ils seront ici dans une
demi-heure”, annonce-t-elle.

Elle ajuste ensuite son foulard, fonce à l’épicerie pour
acheter de la bière, puis se met à balayer le carrelage du salon. Gizella coupe
des parts de gâteau aux pommes et prépare le café. Lorsque le téléphone sonne à
nouveau, Klára sort accueillir ses hôtes : le guide d’une agence de Bucarest et
deux Américaines d’une soixantaine d’années.Depuis 2012, Tzigania Tours attire
lentement le chaland. “Nous avons eu plusieurs centaines de visiteurs tout
au long de la saison”, raconte Klára. “Ils viennent entre avril et octobre.
Certains sont seulement de passage - en route pour visiter les villes de Sighişoara
et Cluj, ils s’arrêtent pour prendre le café ou pour dîner. D’autres réservent
des excursions directement chez nous et alors nous pouvons leur montrer
quelques aspects de la vie des communautés roms du département de Mureş”.Un projet d’entreprise à caractère socialVăleni, un village à 16 km du chef-lieu Târgu Mureş, est plus
connu sous le nom de Szkelyvaja [“le beurre des Sicules”] - jadis, les
Hongrois d’ici fabriquaient du beurre qu’ils vendaient aux marchands sicules
[population hongroise de Roumanie, localisée dans les départements de Harghita
et Covasna]. Le village compte environ 800 habitants - quelque 600 Hongrois de
souche et 200 Roms gabor, qui travaillent traditionnellement l’étain.Le projet
a été lancé ici en 2008 par Chuck Todaro, un New-Yorkais d’origine italienne,
qui a arpenté la Transylvanie dix ans auparavant et se dit “fasciné par
les communautés roms”. “Après quelques années, explique-t-il, j’ai
sollicité Klára pour mener un projet d’entreprise à caractère social, comme il
en existe en Amérique et dans d’autres pays européens”.Klára parlait l’anglais et pour cette raison elle a été dès le départ le lien
de Todaro avec la communauté. Elle a 21 ans et a suivi sa scolarité jusqu’au
collège, le maximum qu’elle pouvait faire sans quitter Văleni. “Quitter
son village et sa famille pour aller à l’école est inconcevable, même pour un
homme”, confie Gizella, la mère de Klára.A la recherche des touristesIl y a cinq ans, Klára a fait connaître Tzigania Tours dans de nombreux
villages, mais les premières réactions furent mitigées. Les gens ne
comprenaient pas très bien de quoi il s’agissait et surtout pourquoi des
touristes étrangers, qui ne parlent ni romani, ni hongrois, ni roumain,
pouvaient s’intéresser au lieu. Finalement, elle a trouvé deux ou trois
familles qui avaient au moins une chambre disponible et étaient prêts à
accueillir des visiteurs. Todaro a créé un
site web
présentant les attractions touristiques de la région et les
diverses activités dans les communautés roms. Puis Klára s’est mise à contacter
les agences qui faisaient venir des touristes étrangers en Roumanie. “Au
début, personne ne nous a pris au sérieux”, raconte-t-elle.La famille Gábor, respectée et bien intégrée tant parmi les Roms que parmi les
Hongrois, est l’un des piliers du projet. “Nous invitons les touristes à
voir, par exemple, comment les Roms d’ici fabriquent des gouttières ou
des paniers en osier, comment ils cuisinent ou confectionnent leurs vêtements
traditionnels. Il ne s’agit pas seulement d’offrir le gîte et le couvert, il
s’agit aussi d’aller à la rencontre d’une autre culture. Le touriste ciblé est
celui qui vient en Roumanie pour découvrir et expérimenter quelque chose de
nouveau, et non pas seulement pour se détendre”, explique Klara.Les débuts n’ont pas été faciles. Tant bien que mal, l’initiative a pris son
envol, et les agences qui ont osé inclure Tzigania Tours dans leur programme
touristique sont désormais satisfaites, parce que les touristes sont
satisfaits.Fait par des Roms pour des RomsLe concept prendrait encore mieux si les gens étaient plus familiarisés avec
les voyages d’études, monnaie courante en Europe occidentale ou aux Etats-Unis,
en particulier dans la classe moyenne éduquée. “Selon les préférences des
touristes, nous organisons tel ou tel programme. Mais nous sommes toujours à la
recherche de nouveaux partenaires au sein de la communauté - car pour l’instant
nous ne pouvons compter que sur une dizaine de familles… Parfois, je suis
désespérée parce qu’un groupe veut des “lăutari” [musiciens roms] et
qu’aucun n’est disponible, tant ceux-ci sont sollicités pour les
mariages”, regrette Klára.Tzigania Tours n’en est encore qu’à ses débuts,
mais c’est un projet fait par des Roms pour des Roms, qui contribue au
développement d’une communauté rurale plutôt traditionnelle. Et c’est un
projet d’entreprise à caractère social, ce qui le rend original. Tzigania est
un réseau informel. L’avantage est qu’il n’y a pas de frais de fonctionnement,
pas de siège social à financer, pas de salaires à payer, et donc aucune
dépendance envers des bailleurs de fonds. Klára Gábor ne puise pas dans les
fonds de l’Union européenne, elle essaie seulement de valoriser le seul capital
dont elle dispose : la culture de la communauté dont elle fait partie.