MARIE KOSTRZ

Journaliste à Mediapart

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Billet de blog 19 août 2015

MARIE KOSTRZ

Journaliste à Mediapart

La frustration de Douma, notre devoir d'informer et de s'informer

J'ai appris l'existence du massacre de Douma en ouvrant mon compte Facebook, lundi matin. Une ribambelle de photos plus poignantes les unes que les autres ont défilé sur ma timeline : amis syriens, activistes présents aux quatre coins du pays, journalistes couvrant le conflit...

MARIE KOSTRZ

Journaliste à Mediapart

J'ai appris l'existence du massacre de Douma en ouvrant mon compte Facebook, lundi matin. Une ribambelle de photos plus poignantes les unes que les autres ont défilé sur ma timeline : amis syriens, activistes présents aux quatre coins du pays, journalistes couvrant le conflit... Tous ont posté des clichés de corps inertes alignés dans des draps blancs, de chair déchiquetée, de portrait d'amis décédés accompagnés de smileys qui pleurent, certainement autant qu'eux derrière leurs écrans d'ordinateurs. Des photos de civils encore vivants aussi, hurlant leur souffrance à la mort, elle qui les traquent depuis quatre ans. Gros pincement au cœur...

Encore un massacre.

Un de plus dans la Ghouta orientale, sur un marché de légumes, vers treize heures, lorsqu'il est bondé, pour bien faire plein de blessés. Et de morts, bien sûr, plus d'une centaine.

Malgré tous les articles que j'ai pu écrire sur les massacres qui ont été perpétrés par le régime syrien depuis 2011 dans la Ghouta, j'ai du mal à réaliser l'horreur qui s'y trame. Je n'ai pas visité la Ghouta pendant la guerre, et elle reste associée dans mon esprit à des souvenirs extrêmement partiels : un parc d'attraction et un alignement de garages et de bicoques extrêmement pauvres, à Harasta, autre ville de la Ghouta. Le parc d'attraction car pendant mes études, une prof nous avait raconté la planification anarchique de cette zone agricole de plus en plus grignotée par des lieux de divertissements dont les Damascènes raffolaient. Le garage et les bicoques car je passais devant à chaque fois que je me rendais à la station de bus Pullman, pour partir en excursion à travers la Syrie, quand j'y habitais. C'est parfois dur d'écrire sur un massacre auquel on n'a pas assisté, dans une zone où on n'a pas pu se rendre, de parler à des rescapés sur Facebook en étant dans sa chambre à Beyrouth, quand eux sont à une centaine de kilomètres à vol d'oiseau et ont la patience de vous raconter l'horreur absolue en sachant très bien que vous ne pourrait pas vraiment comprendre.

La Ghouta est à présent une zone assiégée par le régime syrien depuis plus de deux ans, un immense cimetière à ciel ouvert où les habitants essayent de survivre entre deux attaques au baril de dynamite, deux tirs d'artillerie ou de roquettes, qui rendent leurs vies aussi fragiles et insignifiantes que celle d'un tas de fourmis.

Une humanité niée

Le réflexe, en tant que journaliste, est de contacter les gens qui sont sur place, à Douma. Pour raconter, pour que cette nouvelle boucherie ne tombe pas aux oubliettes, parce qu'un article de plus ne changera rien mais qu'il constitue néanmoins une documentation, et que viendra un jour, je l'espère, où les auteurs de ces crimes seront jugés. Oui, certains journalistes ont foi en leur métier.

Mais ce n'est pas si facile. S'adresser à des habitants de Douma, c'est s'adresser à des êtres à qui on nie l'humanité depuis quatre ans. C'est parler à des gens qui ont très bien compris que leur vie ne vaut pas plus que celle du tas de fourmis qu'ils sont devenus aux yeux du régime syrien. Comment demander à quelqu'un de raconter un massacre de plus auquel il a assisté, alors que tous ceux qui ont eu lieu depuis quatre ans n'ont eu aucun impact sur les décisions prises par la communauté internationale ? Comble de l'ironie, la tuerie de dimanche a eu lieu alors même qu'un responsable de l'Onu était en visite à Damas pour constater les besoins humanitaires des Syriens... Et avant ça, il y a eu l'attaque chimique de l'été 2013, la ligne rouge d'Obama, qui a finalement préféré privilégier la signature du deal sur le nucléaire iranien au souvenir de ces vies asphyxiées.

Difficile de ne pas comprendre leur amertume

Parmi ceux qui m'ont parlé – entre les coupures d'électricité et les bombardements - peu ont d'emblée décrit le massacre de dimanche. Tous ont cependant exprimé leur fatigue et leur frustration de voir un monde qui les regarde mais ne réagit pas, leur souffrance de constater que leur vie n'a à présent d'existence que lorsqu'elle s'inscrit dans une colonne qui répertorie le nombre de victimes de la dernière attaque au compteur :

Malheureusement nos martyrs ne sont que des chiffres, dans le meilleur des cas on a un article informatif mais personne ne ressent notre douleur, tape Bilal Hejazy, un médecin qui a travaillé dans un hôpital de campagne à Douma.

Que répondre à cela, à part qu'ils n'a pas tout à fait tort ? Que répondre aussi à Amer Alshami, qui photographie la Ghouta depuis 2011 pour l'agence Anadolu, animé par les mêmes frustrations : On a lancé des campagnes pour protéger les civils de l'aviation syrienne, demander l'établissement d'une no-fly zone, mais personne n'a répondu à nos appels, même pas les pays arabes. Le monde ment.

Quand je lui pose des questions sur le massacre de samedi, Amr m'envoie une photo, celle d'un sac marron porté par deux hommes au milieu de décombres : Il contient les restes d'un corps d'enfant soufflé par un bombardement qui a eu lieu le 12 août, à Hamouriya. Pour me rappeler que le massacre de samedi n'est pas le seul de la Ghouta. L'attention médiatique s'est concentrée sur lui, mais bien d'autres personnes sont décédées dans la Ghouta avant samedi, et bien d'autres depuis. Au moment où nous parlons, il me dit que deux bombardements viennent de secouer Douma et que les ambulances ne cessent de faire rugir leurs sirènes car le nombre de blessés est élevé.

On s'aperçoit alors que les faits les plus poignants que les gens ont en tête ne sont pas forcément ceux de bombardements ni la mort en soi, mais l'injustice faite aux vivants. Ceux sur qui le sort s'acharne. « Le pire est de voir des familles entières qui perdent tout et qui ne sont plus capables de trouver de quoi se nourrir », dit Amr Alshamy avant de me raconter l'histoire de deux frères, Abdelrahman et Abdallah. Ils avaient dix et onze ans, leur maison a été détruite dans un bombardement, ils venaient au marché aux légumes avec leur père qui avait une carriole avec des légumes, puis il a été blessé dans un bombardement, alors ils venaient mendier au marché afin d'avoir un peu d'argent. Abdelrahman et Abdallah étaient au marché dimanche lorsque les roquettes de l'armée syrienne l'ont pulvérisé. Ils sont aujourd'hui morts. Ils étaient innocents et c'est eux que Bachar al-Assad tue, pas des terroristes comme il le dit, insiste Amr Alshamy.

Vient ensuite l'histoire d'Abou Mazen, un médecin qui pleure en racontant avoir vu dimanche un père faire du bouche à bouche à son enfant mort dans l'espoir qu'il finisse par se réveiller, puis le supplier de réexaminer son fils, au cas où le diagnostic serait erroné.

 Poser les questions et informer, malgré tout

Nous journalistes essayons de redonner un visage humain à ces personnes qui semblent être passées de l'autre côté du miroir, qui aux yeux de beaucoup ne font plus partie de notre monde. C'est dur, tant le fossé entre leur vie et la nôtre est grand, tant il s'élargit au fil des mois, des années. Trouver les mots justes sur Skype pour répondre à quelqu'un qui annonce la mort d'un proche ou le nombre de victimes décédées par hémorragie à cause d'une pénurie d'équipement médical due à l'état de siège d'un quartier n'est vraiment pas évident. Tenter de convaincre une personne qui a perdu tout espoir de voir sa situation s'améliorer que notre mission d'information est toujours aussi importante, même si elle n'a aucune conséquence sur le terrain ni ne soulagera son calvaire, me semble parfois indécent.

Raconter toutes ces histoires n'a pas le but de faire pleurer dans les chaumières, ni de faire du sensationnalisme. C'est tout simplement notre travail de raconter la vérité même sil elle n'est pas drôle, de rappeler que oui, chaque jour depuis quatre ans des milliers de personnes souffrent comme cela n'est normalement pas permis. Ca ne changera pas la politique d'Obama, ni de Salmane Abdelaziz al-Saoud, de Poutine ou de Rohani. Mais prendre connaissance de ces tranches de vie, aussi dramatiques soient-elles, est la moindre des solidarités.

S'informer, un devoir citoyen

Depuis dimanche, les réseaux sociaux s'agitent, beaucoup dénoncent le « silence » sur le massacre de Douma, accusent les rédactions françaises de ne pas en avoir parlé. Je ne suis pas d'accord. Il y a eu beaucoup d'articles, d'éditoriaux et de témoignages diffusés. A un plus large degré, la toile regorge d'articles explicatifs qui décryptent les différentes problématiques du conflit syrien. Une multitude de reportages TV, radio, écrits parlent du quotidien des civils sous un angle plus humain. Il y a quelques mois, une personne pourtant bonne connaisseuse du conflit syrien accusait devant moi les journalistes de ne pas avoir couvert l'attaque de Maaloula en Syrie. Or, j'avais bien réalisé une longue enquête pour La Vie sur ce village chrétien, symbole du christianisme attaqué par un groupe rebelle radical l'an passé. C'est parfois décourageant de se rendre compte que les articles qu'on passe notre temps à écrire ne sont pas en fait pas très lus. Certes, nous devons remettre en cause notre manière de traiter l'information à l'heure où elle est surabondante, trouver d'autres moyens d'attirer le lecteur. Mais est-ce vraiment notre rôle de séduire continuellement l'audience ? Le lecteur doit aussi faire sa part du travail : c'est de la responsabilité de chaque citoyen de ne pas nécessairement subir ce flot d'information, de ne pas se contenter de cliquer sur le dernier papier au titre tapageur partagé sur Facebook. Le lecteur ou l'auditeur se doit aussi d'être actif en cherchant les réponses aux questions qu'il se pose.

La Syrie n'est pas non plus le seul pays en guerre au monde et ses habitants ne sont pas les seuls à souffrir le martyr. Mais notre destin est aujourd'hui lié aux leurs. Les bateaux en plastique chargés de miraculés qui s'échouent sur nos plages européennes, les réfugiés syriens à la Porte de Saint-Ouen, les jeunes français qui partent faire le jihad, Coulibaly, l'attentat planifié du sémaphore de Béar... Commencer à s'intéresser à la détresse des Syriens, c'est commencer à comprendre les racines de l'extrémisme qui existe aujourd'hui dans certaines parties de la Syrie et qui poussent aussi chez nous en France. Daesh n'est pas apparu comme par magie en 2013, les groupes armés radicaux qui pullulent un peu partout en Syrie - et notamment à Douma - non plus. La violence engendre la violence, ce n'est pas nouveau et c'est plus que jamais le cas en Syrie. Dans un contexte aussi mondialisé que le nôtre aujourd'hui, nous n'avons pas le droit de détourner notre regard. On a tous une part de responsabilité. Ignorer ces vies brisées, c'est non seulement faire preuve de pas mal d'égoïsme, mais c'est aussi encourager cet extrémisme à grandir, que ce soit là-bas ou chez nous.

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Pour les adeptes de Facebook, la très belle initiative "Humans of Syria" partage des tranches de vie et des photos des habitants de la Ghouta : https://www.facebook.com/HumanOSyria?fref=ts