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Libération
EXTRAITS EN AVANT-PREMIERE

Jours tranquilles à Tunis (2)

Arrivée à Tunis en août 2012 en provenance du Caire, la journaliste Stéphanie Wenger a retracé au quotidien une transition qui n’est pas de tout repos, entre rêves et attentats, espoirs et crispation, paradoxes et traditions.
par Stéphanie Wenger
publié le 20 août 2015 à 9h37
(mis à jour le 20 août 2015 à 12h40)

 Riadh et les esprits

(28 janvier 2013)

C’est une porte jaune au fond d’une ruelle de la Médina. La porte est entrouverte et le couscous fume sur la table, il y en a pour tous. Ce samedi soir la zaweya de Sidi Ali Lasmar célèbre le mouled, la naissance du prophète Mohammed. Dehors: un important dispositif policier, en effet, depuis quelques mois les mausolées et zaweyas, lieux de vénération de saints musulmans, s’embrasent régulièrement. Beaucoup y voient la main criminelle de pyromanes salafistes pour lesquels le culte de ces saints est «haram». Plus grave, la cérémonie de Sidi Ali Lasmar fête la naissance du prophète, une tradition qui en Tunisie s’accompagne par exemple de la dégustation de la délicieuse assida zgougou, une crème à base de pignons de pin. Des prêcheurs salafistes comme Béchir Ben Hassen ont dénoncé cette fête, et leur message a été bien relayé sur les réseaux sociaux comme dans la rue: de jeunes garçons avec des gilets fluo de sécurité routière, distribuaient des flyers en ce sens.

Mais il y encore plus grave : la zaweya de Sidi Ali Lasmar est un des endroits où l’on pratique le stambali. Cette tradition tunisienne à la fois musicale, thérapeutique et mystique a été introduite en Tunisie par des esclaves originaires d’Afrique subsaharienne, ceux qui la pratiquent se font emporter par une transe musicale, qui permet de dialoguer avec les esprits, soigner une maladie, éloigner le mauvais œil, permettre un désenvoûtement ou simplement apprécier la musique et les rythmes. La cérémonie a attiré une foule hétéroclite: dames respectables, un jeune homme à la banane sculptée et plusieurs étrangers curieux. Riadh, hôte et maître de cérémonie, invite d’abord à déguster un couscous dans une pièce voisine. La zawya située dans la partie sud de la Médina abrite le tombeau du saint Sidi Ali Lasmar. On s’y déchausse pour rentrer dans la pièce. Au fond à droite : la chambre des esprits. C’est Wahida, la mère de Riadh qui me la montrera lors d’une autre cérémonie. C’est une ambiance étrange : la pièce est peuplée de poupons et baigneurs en plastique, certains assis au sol, d’autres accrochés au mur, parfois encore dans leur carton. Là aussi la pièce est très colorée, des couffins débordent de soieries de couleurs vives.

La salle du stambali est comble, les musiciens font cercle, assis sur des tapis. Je reconnais l’un d’eux, je l’ai vu sur scène il y a peu dans un festival de danse contemporaine, là il joue d’une sorte de banjo, nommé gombri. Les autres ont un chqacheq dans chaque main, ou «crotales», des castagnettes de métal à deux têtes qui claquent et bruissent comme des cymbales. Au mur un drapeau tunisien, plusieurs tapis et tentures chamarrées, des figurines en forme de poissons sont accrochées au mur. Un grand tissu est tendu au-dessus de la cour, le jasmin grimpe aux murs et les tapis couvrent le sol. Les spectateurs se contorsionnent, rentrent leurs épaules. Au fur et à mesure que la musique s’élève, les rythmes s’intensifient : un des spectateurs rejoint le centre du cercle. Le jeune homme à genoux, commence à se balancer de droite à gauche, des épaules et de la tête. Il se laisse bientôt happer par le mouvement. Son corps effectue des demi-cercles chaloupés et de plus en plus rapides. La plupart des transes arrivent en général tard dans la nuit.

Pour lancer la cérémonie, des femmes initiées se drapent dans de grandes soieries multicolores et dansent au milieu des musiciens. L’air s’emplit d’une odeur d’encens et de clous de girofle. Puis les musiciens appellent Riadh. Lui aussi s’enveloppe de différents tissus richement décorés : ce drap de soie jaune et vert est brodé du dessin de deux sabres qui s’entrecroisent. Sur un autre, bleu roi, des étoiles en paillettes argentées scintillent. Les danses de Riadh enchaînent les mouvements fluides, et enveloppants. Il se saisit parfois d’un bâton décoré de coquillages ou de breloques qu’il fait tournoyer ou frappe au sol.

Riadh, maître des lieux est le «arifa», traduisez par «celui qui sait» ou plutôt «celle qui sait», ce rôle est généralement tenu par une femme, entre voyante et prêtresse. C’est l’arifa qui identifie les esprits qui habitent le corps de la personne qui consulte. Enfant, Riadh est frappé d’un mal que les médecins ne parviennent pas à soigner. Il est aveugle et ne peut plus marcher. Sa mère Wahida, finit par avoir recours au stambali. Guéri, Riadh devient aussi dépositaire de ce don si particulier. Au-delà de l’aspect transe et désenvoûtement qui peut fasciner, ou inquiéter, le stambali représente aussi une tradition culturelle et musicale très riche, mais peu documentée et méconnue, contrairement aux gnaouas du Maroc, un répertoire cousin. Petit à petit, faute de transmission, la tradition comme la pratique des rites mais aussi des instruments, risque de s’éteindre. Le stambali est aussi vu par ses amateurs comme une richesse méconnue du patrimoine tunisien, et notamment des Tunisiens noirs, une communauté parfois méprisée ou ignorée.

A paraître le 24 septembre chez Riveneuve Editions.

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