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Tabous et interdits

Le malheur des uns fait le burger des autres

Plaisir coupable difficile à assumer, la malbouffe se voit pourtant concurrencée par des variantes hipsters qui se veulent plus écolos, plus saines, plus luxueuses et donc respectables, quitte à remettre en cause le sacro-saint principe du «vite fait méfait».
par Guillaume Gendron
publié le 19 août 2015 à 17h06

«Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es.» C'est le quatrième précepte des vingt aphorismes fondateurs de Brillat-Savarin dans Physiologie du goût, les tables de la loi de la gastronomie française, parues en 1825. Deux siècles plus tard, si McDonald's peut se targuer de servir 1,7 million de repas par jour en France, soit 2,7 % de la population, il en reste encore quelque chose dans les têtes. Personne ne veut être le type qui se repaît de malbouffe, ce dégénéré qu'on imagine une goutte de ketchup à la commissure des lèvres et une bouée de graisse autour du ventre. Assumer au grand jour son appétence pour la malbouffe est loin d'être une évidence en société.

La France a beau être le deuxième pays du fast-food (c'est dans l'Hexagone que McDonald's fait ses meilleures recettes à l'étranger), la satisfaction de croquer dans un kebab dodu ou une aile de poulet frit reste au mieux un plaisir coupable, au pire une déviance, un goût honteux, une indulgence régressive. Il y a quelques semaines, un confrère évoquait dans Libé «ce doux sentiment de s'être agréablement souillé le corps et l'âme» après son passage chez Burger King. L'âme, rien que ça. Chez les cols blancs - y compris dans les locaux de Libération -, il y a une certaine étiquette de la fast food à respecter. Rapporter au travail un sandwich de la boulangerie ou des sushis à déguster devant son ordinateur est d'une banalité extrême. En revanche, se pointer à la cafétéria avec un menu Big Mac ou, pire, un kebab dégoulinant de sauce blanche provoque à coup sûr sourcils circonspects et piques assassines. «Les mecs fument comme des pompiers, grignotent devant leur poste et boivent tout le week-end, mais ils font des tronches horrifiées devant un "Domac" comme si c'était un produit toxique !» remarque un ami qui assume crânement ses transgressions de midi. Au-delà des injonctions nutritionnelles et sanitaires, on a bien affaire à une question de morale quand on parle de la fast food, alors que de nombreuses habitudes alimentaires (les poulet-crudités noyés dans la mayo, on en parle ?), pas forcément plus saines ou moins caloriques, échappent à l'opprobre.

«Ostracisme social»

Avant de mordre à pleines dents dans le pourquoi du sandwich défendu, quelques évidences au sujet des anglicismes en «food» qui balisent la question. Il y a d’abord la fast food, la restauration rapide donc, des plats populaires et bon marché qui se mangent sur le pouce ou sur un coin de table. Puis, il y a la street food, grosso modo la même chose mais souvent avec l’idée que l’on a affaire à des produits plus nobles, préparés dans de beaux camions et servis dans un package cool et un poil ironique. Bref, la street food, c’est la fast food branchée, sublimée, réhabilitée. Tout l’inverse de la junk food, littéralement «nourriture poubelle», soit les mêmes plats, mais préparés avec les pires produits industriels imaginables et, surtout, sans l’excuse du raffinement. En somme, dans la fast food, il y aurait la bonne et la mauvaise… D’un côté, les food trucks et les bistrots à la mode, de l’autre les chaînes américaines et les kebabs du coin de la rue ? Pas si simple. Les limites de l’acceptabilité varient constamment dans la fast food…

L'historienne Madeleine Ferrières rappelle que, bien avant McDonald's et consorts, il a longtemps existé une culture fast food bien française. «Du Moyen Age jusqu'au XVIIIe siècle, on mangeait dans la rue des petits pâtés, des beignets, des poissons frits, des tourtes, détaille l'auteure des Nourritures canailles. C'est petit à petit que l'on voit apparaître un ostracisme social entre les élites, qui découvrent la grande cuisine, et le peuple. Et, déjà, ce que l'on reproche à cette street food, ce n'est pas vraiment ce que l'on mange, mais comment on le mange.» Soit debout, dans la rue, sans couverts. «Dès qu'a commencé le processus de civilisation des mœurs, ce qui est devenu condamnable, ce n'était pas de manger des tripes ou du pâté, c'était de manger avec les doigts», remarque la chercheuse. On notera que c'est généralement toujours le cas : en mettant les classiques de la fast food dans l'assiette, on leur donne une légitimité. C'est toute la différence entre le kebab dégusté à l'assiette et celui servi dans une barquette en polystyrène jaune…

L'autre aspect sulfureux de la fast food est son origine bien souvent étrangère. McDonald's symbolise aux yeux de beaucoup l'impérialisme américain, le pire de l'Oncle Sam. Ce qui ne fut pas toujours le cas. «Les premiers fast-foods en France, dans les années 70, ont été accueillis avec une certaine ouverture d'esprit, raconte Stanislas Kraland, réalisateur du documentaire McDo, une passion française (2010). C'était la fin des Trente Glorieuses, il y avait encore une fascination pour l'Amérique. C'est dans les années 90 que McDonald's devient une marque voyante, omniprésente, symbole de la mondialisation. Pile au moment où émergent les mouvements altermondialistes. C'est donc tout à fait logiquement que la Confédération paysanne menée par José Bové s'est attaquée à un McDo pour symboliser sa lutte. On peut dater à cette époque-là la véritable diabolisation du fast-food américain.»

La «kebabophobie»

Quant aux 300 millions de kebabs engloutis chaque année dans l'Hexagone, ils seraient la preuve pour la fachosphère et une poignée de maires d'extrême droite, dont Robert Ménard à Béziers, de l'islamisation rampante de la société française. Un phénomène carrément rebaptisé «kebabophobie» par le New York Times fin 2014… Les grecs, tout comme la chaîne spécialisée dans le poulet frit Kentucky Fried Chicken (KFC), souffrent aussi d'une image de «bouffe de racaille», nous souffle Jacky Durand, la plume gastronomique de Libé. «A l'intérieur de la street food, il y a de vraies distinctions de classe, explique-t-il. C'est ce qui est perçu comme la nourriture des banlieues - le kebab, le McDo - qui est stigmatisé, et pas les nouilles chinoises, les bentos japonais ou les falafels que l'on trouve dans le Marais.» En avril, l'animateur télé Thierry Ardisson illustrait parfaitement cette ghettoïsation culinaire. «J'adore les kebabs, mais les kebabs, c'est mieux à Barbès !» clamait-il pour justifier sa demande d'interdiction de ces étals dans les arcades de la très chic rue de Rivoli où il habite.

La cuisine populaire sans le peuple

Le chef étoilé Thierry Marx voit lui dans street food un vecteur de cohésion sociale. «La cuisine de rue, c'est ce qui a longtemps intégré les communautés, se souvient l'apôtre de la «cuisine nomade». Dans mon enfance à Ménilmontant, les plats de la street food, que ce soit le grec ou le falafel, c'était un moyen de découvrir les autres. Avec le regroupement des immigrés dans les cités, on a un peu perdu ça. La street food permet à toutes les extractions sociales de se retrouver autour d'un tronc commun de plats appréciés par tous. Il y a un vrai intérêt social à ça. Quand j'ai servi mon premier kebab dans un restaurant, en 1997, c'était par amusement, mais aussi pour montrer qu'en cuisine, il n'y a pas de gens illégitimes, de gentils ou de méchants.»

Pourtant, la «révolution street food», à l'œuvre durant la dernière décennie et dont Marx fut l'un des fers de lance, n'a pas vraiment aboli les barrières sociales entre gastronomes et amateurs de cuisine de rue. Au contraire, l'embourgeoisement de la fast food, avec ses food trucks rutilants et ses burgers bio à 15 euros, n'a fait que les renforcer, en se réappropriant les classiques de la cuisine populaire, mais sans le peuple. Dans un long article décryptant ce phénomène sur Slate, Jean-Laurent Cassely notait que plus «aucune spécialité populaire n'échappe à sa sophistication», aboutissant à une forme de «fétichisme culturel» destiné aux classes moyennes et créatives qui s'encanaillent sans risque avec de la junk food enfin saine. Et le journaliste de citer Bourdieu pour décrire cette gentrification par le palais. En 1979, dans la Distinction : critique sociale du jugement, le sociologue écrivait : «Rien de plus distinctif ou plus distingué que la capacité de conférer un statut esthétique à des objets qui sont banals, voire "communs".»

Le comble cette tendance se trouve peut-être à deux pas de la place de la Bourse, au cœur de Paris. Chez Grillé, on sert une formule kebab-frites-soda pour une quinzaine d'euros, plus du double des combos traditionnels. Sur la broche tourne du veau de lait de chez le boucher star Hugo Desnoyer. Le pain de farine bio est pétri sous nos yeux et, en guise de sauce blanche, on sert une crème de fromage au raifort. Un mercredi midi, on observe six trentenaires assis en terrasse. Employés d'une boîte de pub, ils sont venus «se faire un kebab de luxe», se félicitant de pouvoir manger «une viande qui n'est pas grasse». Pourtant, leur sandwich aussitôt englouti, trois d'entre eux repartent en commander un autre. Le kebab décomplexé, enfin.

«Je veux me sentir mal après avoir avalé un hamburger»

Aux Etats-Unis, cette tendance à la fast food réhabilitée a pris une ampleur industrielle en quelques années, mettant en difficulté les grandes chaînes historiques. A cheval sur les OGM et le bien-être animal, la chaîne Chipotle, dont le slogan est «De la nourriture avec de l'intégrité», explique «qu'à chaque burrito que nous roulons, nous travaillons à rendre le monde meilleur». Alors que les recettes de McDonald's continuent de décliner, Chipotle pèse aujourd'hui 22 milliards de dollars en Bourse, avec des ventes qui ont bondi de 20 % en 2014. Et ce, même si ses burritos sont souvent plus caloriques qu'un menu «maxi best of». La moralisation de la fast food a créé une immense opportunité commerciale. D'autant qu'avec la montée en puissance du veganisme, le burger sent à nouveau le soufre. C'est probablement l'une des raisons pour laquelle Google était prêt à débourser 300 millions de dollars pour racheter la start-up Impossible Foods et ses burgers végétariens à la texture et au goût de viande reconstitués à partir de molécules de plantes.

L'avènement de la fast food morale au Etats-Unis ne plaît cependant pas à tout le monde. Dans un édito remarqué pour le Slate américain, Justin Peters fustigeait «ces nouveaux concurrents [de McDonald's] qui veulent vous faire manger sans culpabilité. […] Les gens pensent, réellement, que la haute qualité et la relative bonne traçabilité de ces ingrédients légitiment leur choix d'avaler des burgers et des burritos à longueur de journée.» Lui, au contraire, «ne veu[t] pas que la fast food gagne en légitimité. Je ne veux pas être berné par telle ou telle nouvelle enseigne de hipsters qui se dit plus progressiste ou plus écolo qu'une autre. Je veux me sentir mal après avoir avalé un hamburger. Je veux que la fast food reste un plaisir coupable.» Un tabou qui, comme le dit Stanilas Kraland, sert de «sas de décompression alimentaire en réponse aux injonctions éthiques et écologiques dont nous sommes constamment bombardés».

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