Diabolisation contre dédiabolisation : fin de l'histoire ?

Les Le Pen au congrès du FN à Lyon (29 novembre 2014)

19-20 septembre 1987 : 200 000 personnes assistent à la septième fête des Bleu-Blanc-Rouge du FN. Bruno Mégret proclame que la Seconde Guerre mondiale n’a pas à être un « thème de campagne ». Jean-Marie Le Pen, lui, considère la polémique consécutive au « détail » comme un « succès »« Chaque attaque nous renforce. Notre marche est invincible », conclut-il.

20 août 2015 : Jean-Marie Le Pen comparaît devant le Bureau exécutif qui siège en qualité d'instance disciplinaire. Le FN, « son » parti, lui demande de s’expliquer, notamment, sur ses dernières « outrances » verbales. La liste est longue... Parmi les 15 « griefs » qui lui sont reprochés, la majorité concerne Marine Le Pen et Florian Philippot ; lesquels sont absents ce jour. Deux « griefs » sont liés à la thématique de la Seconde Guerre mondiale. Ils sont à l'origine de la crise actuelle.

En récidivant sur le « détail » et en déclarant n'avoir « jamais considéré le maréchal Pétain comme un traître », Jean-Marie Le Pen choisissait, une nouvelle fois, de se distinguer bruyamment de ses pairs. Il ne faisait pas que réactiver une de ses thématiques privilégiées. Il exposait et confirmait une énième fois sa stratégie provocatrice, axée sur la diabolisation de son parti... et l'isolement. La question a déjà été posée : Jean-Marie Le Pen est-il trop antisémite pour le « nouveau » FN ? Et la réponse - positive - ne fait aucun doute.

C'est une situation inédite dans l’histoire du Front national. La sentence vient de tomber : Jean-Marie Le Pen est exclu du FN. En prenant cette décision, le parti d'extrême droite entend certainement franchir l'ultime étape, liée à sa dédiabolisation. Une stratégie engagée une bonne décennie plus tôt et qui s'est accélérée ces derniers mois. Il s'agit de se débarrasser du principal obstacle, à savoir le père, tout en s’affranchissant d’un des marqueurs historiques du FN paternel. À quelques mois des régionales et dans la perspective de la présidentielle de 2017, le FN veut rompre définitivement avec le racisme et l'antisémitisme.

Un marqueur historique

Dans son interview au Journal du Dimanche (9 août), l’ancien président du FN revient, une nouvelle fois, sur une des distinctions fondamentales entre les deux FN : « l'attitude à l'égard de la Deuxième Guerre mondiale, que j'ai connue alors qu'elle n'a fait qu'en entendre parler ». Il rajoute : « J'ai toujours dit que la dédiabolisation était un leurre, puisque ce sont nos adversaires qui nous diabolisent ». Rien de nouveau dans ses propos. Ils prennent simplement une résonance particulière aujourd’hui... et demandent un éclairage historique et quelques précisions.

Le souvenir du second conflit mondial - et de la guerre d’Algérie - est omniprésent dans la constitution du parti ; la réactivation des propos liés à la mémoire – et à la négation – de la guerre de 1939-1945 et des crimes nazis est quasi-permanente pendant quatre décennies. Pour les lepénistes, s'y attaquer c'est comme l’amputer d’une partie de son histoire.

Les différentes sensibilités et individualités de l’extrême droite française figurent à l’origine du FN : anciens SS, anciens collaborateurs du régime de Vichy, anciens poujadistes et militants de l’Algérie française, nationalistes-révolutionnaires, etc. Une des vocations du Front national s'inscrit dans le rassemblement de « tous les nationaux sans exception ». Pendant sa présidence, Jean-Marie Le Pen laisse ses hommes et la presse du FN s'exprimer sur ce marqueur historique. Dans les années 1990, Martin Peltier fait de National Hebdo une tribune de défense des négationnistes. Auparavant, cette place était réservée à l'ancien collaborateur et milicien François Brigneau. Certains des proches de l'ancien président du FN réactivent régulièrement l'idéologie antisémite.

Aux origines du FN, la dédiabolisation

L'émergence du Front national au début des années 1980 est quasi-concommittante à la mise en place de la diabolisation. La stratégie lepéniste - politique et provocatrice - est à son apogée lors du « détail », en  septembre 1987. Cette présentation à deux visages - provocation/diabolisation - est récurrente dans l'histoire de l’extrême droite française. Mais il faut savoir qu'à ses débuts, le FN opte pour la voie opposée.

Ordre nouveau - le groupuscule fasciste à l’origine de la création du FN -  sait qu’il ne doit pas seulement se structurer et rassembler pour s'imposer dans le paysage politique. Il lui faut changer d’image. Pour les législatives de 1973, François Brigneau (qui préside la commission électorale et qui représente la génération des plus âgés) exprime deux positions qui vont être adoptées : jouer sur l’ouverture à droite et, justement, faire évoluer cette image.

La présentation officielle d’Ordre nouveau se déroule le 9 mars 1971, au Palais des sports de Paris. 3 000 personnes assistent à cette réunion contre le « terrorisme rouge », placée sous le signe de la croix celtique. Présent au Palais des sports, un jeune militant d’Ordre nouveau se souvient du « choc culturel avec ceux qui défilent avec la croix celtique » et sur sa confrontation avec les nationalistes d’alors, issus des mouvances de l’Algérie française. Il insiste ainsi - et déjà - sur la différence entre sa génération et celle qui a vécu la Seconde Guerre mondiale et la perte de l’Algérie.

Quelques mois plus tard se déroule la première réunion publique du FN (7 novembre 1972), à la Mutualité, devant plus de 2 500 personnes. Elle rompt avec l'histoire passée de l'extrême droite, notamment sur deux aspects : sa représentation politique et médiatique.

Le FN part en campagne en se proclamant de la « droite sociale, populaire et nationale » ; une revendication pas vraiment habituelle au début des années soixante-dix. L'emploi du terme « droite » témoigne même d’une certaine originalité. Pour Jean-Marie Le Pen, c’est la « façon la plus radicale de montrer son opposition ». La droite qu’il dit incarner s’oppose à la gauche et doit « chasser » la majorité du pouvoir (l’Union des démocrates pour la République, UDR) qui, par sa politique, ouvre la route au communisme et trahit ses électeurs.

La dédiabolisation affichée apparaît comme une condition sine qua non de succès. Pour rendre compte du rendez-vous de La Mutualité, le journaliste du Monde Noël-Jean Bergeroux insiste justement sur la naissance de ce nouveau parti, débarrassé de ses oripeaux : « C’est à peine si on pouvait constater mardi soir que cette formation est partie prenante dans le Front national. Point de ces casques, de ces matraques que l’on voyait s’aligner quasi militairement lors des meetings d’Ordre Nouveau. Au contraire, service d’ordre discret, un public plus âgé aussi et des orateurs plus expérimentés ».

Dédiabolisation contre diabolisation

Bruno Mégret est l’initiateur de la phase suivante : celle de la dédiabolisation. À partir de la fin des années 1980, deux clans, deux positions s'affichent et s'entrechoquent au sein du FN :

- la dédiabolisation : se normaliser, se crédibiliser et passer par l’opposition avant de prendre le pouvoir.

- la diabolisation : rester dans la provocation, la radicalité et n'avoir aucune probabilité de devenir un parti de gouvernement.

Les priorités thématiques - liées à la stratégie mégrétiste - constituent la base programmatique du Front national de Marine Le Pen. Elles vont à l'encontre de l'optique des lepénistes. Dans un communiqué de presse du 17 août, Jean-Marie Le Pen affirme sa volonté de poursuivre son combat politique de la même manière qu'il l'a commencé. Une « chose est sûre », écrit-il, « c'est que la ligne politique que j'incarne depuis des décennies ne disparaîtra pas de la scène nationale, et que j'agirai sans relâche afin de permettre aux millions de Français qui partagent nos idées et notre espérance d'être représentés valablement au moment des grandes échéances ». Jean-Marie Le Pen entend bien perpétuer ses idées et son combat politique. Et l'ancien président du FN l'a répété à maintes reprises. Pour le faire taire, une seule solution : le « tuer ».

Depuis quelques semaines, quelques constantes de l'histoire du FN défilent sous nos yeux. Jean-Marie vient de recourir à la justice en pensant remporter, une quatrième fois, des points dans la bataille judiciaire engagée contre sa fille. Un autre aspect, apparu avant même la naissance du parti d'extrême droite en octobre 1972, perdure : celui d’offrir, à différents stades de sa formation et de son évolution, une nouvelle image, davantage rassurante et respectable, afin de capitaliser un électorat différent. Enfin, la confrontation entre les deux générations, la première - celle des vaincus de l’Histoire - et la seconde - qui n’a pas directement vécu les conflits - vit ses derniers moments. Deux visions qui, dans certains domaines, parce qu’elles sont antagonistes, constituent des différends et combats idéologiques durables au sein du FN depuis quasiment quatre décennies.

Reste aujourd'hui à estimer les conséquences, à plus ou moins long terme, de ce duel. La prochaine université d'été du FN, début septembre à Marseille, va donner une première idée de la température du parti. Jean-Marie Le Pen vient d'annoncer sa présence, « à sa place de président d'honneur ».  Il a également l'intention de contester en justice son exclusion. À n'en point douter, l'histoire immédiate du FN va s'articuler autour de ce conflit politico-familial et offrir de nombreux rebondissements. À suivre.