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Ecologie / Nigeria

Ken Saro-Wiwa, pionnier de l’écologie politique en Afrique

Avec ce portrait de l’activiste politique et écologiste nigérian Ken Saro-Wiwa, nous commençons une série d’articles à paraître dans les pages de L’Hebdo de RFI consacrés aux grandes figures de l’écologie politique en Afrique. Premier écologiste africain, le Nigérian fut un pionnier à plusieurs titres, mais sa principale contribution consiste à avoir su mener de front le combat politique et le combat écologiste. Il sut aussi donner une visibilité internationale à la lutte de la micro-minorité ogoni contre la multinationale Shell que Saro-Wiwa appelait le « Léviathan ».

Manifestation d'Ogoni arborant le portrait de Ken Saro-Wiwa, ici à Port Harcourt, le 10 novembre 2005.
Manifestation d'Ogoni arborant le portrait de Ken Saro-Wiwa, ici à Port Harcourt, le 10 novembre 2005. AFP PHOTO / PIUS UTOMI EKPEI
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Il y a bientôt vingt ans que le régime militaire nigérian exécutait par pendaison neuf activistes de la cause de la minorité ogoni, dont l’écrivain et le chef de file du mouvement Ken Saro-Wiwa. Selon la presse nigériane de l’époque, les bourreaux avaient dû s’y prendre cinq fois pour briser le cou au leader. Ce 10 novembre 1995, tous avaient été réveillés à cinq heures du matin et conduits, fers aux pieds, les yeux bandés, à leur lieu de pendaison dans la prison de Port-Harcourt où ils étaient détenus. On leur avait fait croire qu’ils allaient être transférés vers une prison municipale. « Dans quel genre de pays sommes-nous ? », aurait demandé à ses geôliers Ken Saro-Wiwa avant de monter sur l’échafaud.

Les neuf activistes ogoni avaient été condamnés à mort lors d’un procès inique, fondé sur des accusations fabriquées de toutes pièces. La junte au pouvoir à Abuja les accusait d’être impliqués dans le meurtre des chefs coutumiers de leur communauté, proches du gouvernement nigérian, survenu lors d’une manifestation politique des Ogoni en mai 1994. On sait aujourd’hui que ces assassinats avaient été perpétrés par les agents du gouvernement militaire qui ont ensuite fait porter le chapeau aux militants du Mouvement pour la survie du peuple ogoni (MOSOP) que dirigeait Ken Saro-Wiwa et dont l’activisme gênait le pouvoir.

Leurs exécutions eurent lieu au nez et à la barbe de la communauté internationale qui avait sous-estimé jusqu’à la dernière minute la capacité de défiance des généraux nigérians. Quelques jours avant la date fatidique, le président américain Bill Clinton avait pris le téléphone pour appeler en personne le chef de la junte Sani Abacha pour lui demander de commuer les peines des neuf condamnés à mort. Sous l’influence de Nelson Mandela, le Commonwealth avait misé pour sa part sur la diplomatie pour empêcher le régime de commettre l’irréparable.

Or, c’est le jour où s’ouvrait à Auckland, en Nouvelle-Zélande, le Xe sommet des pays du Commonwealth que le général Abacha fit pendre les neuf inculpés. Ce choix de la date était tout sauf accidentel. C’était un message codé à l’intention du monde extérieur que le pouvoir nigérian accusait de s’immiscer dans les affaires internes du pays. Qualifiées de « meurtres judiciaires » par le Premier ministre britannique de l’époque, John Major, ces pendaisons eurent le mérite de révéler au monde entier la nature brutale et cynique du gouvernement militaire d’Abuja.

Dans le collimateur des militaires

Ken Saro-Wiwa était depuis longtemps dans le collimateur des militaires. Avant sa dernière arrestation pour incitation aux meurtres des chefs ogoni, il avait déjà été arrêté à deux reprises, torturé, puis libéré sous la pression internationale. Ecrivain de talent, producteur d’une série télévisuelle très populaire au Nigeria, il avait pris dans les années 1990 la tête de la campagne anti-gouvernement fédéral et contre les compagnies pétrolières multinationales. Le MOSOP qu’il présidait depuis 1991 était engagé dans des actions non violentes pour la défense des droits des Ogoni et pour une meilleure répartition des revenus des ressources pétrolières et gazières extraites des terres ogoni.

Les Ogoni sont l’une des 250 ethnies que compte la Fédération nigériane. Ils résident dans l’Etat de Rivers au sud-est du Nigeria, particulièrement riche en gisements de pétrole et de gaz. Exploité depuis les années 1950 par les compagnies pétrolières internationales, dont l’entreprise anglo-néerlandaise Shell, le pétrole ogoni aurait rapporté aux exploitants des revenus estimés à quelque 100 milliards de dollars. Les redevances étaient payées directement au gouvernement fédéral et l’essentiel de cet argent allait dans les poches de l’élite au pouvoir à Abuja. Par conséquent, les Ogoni n’ont jamais réellement profité des richesses minières souterraines de leurs territoires. Ils vivent aujourd'hui dans la misère totale, sans routes, sans écoles, sans hôpitaux. Du pétrole, ils n’ont connu que la pollution, avec leurs champs et leurs cours d’eau rendus infertiles, contaminés par les pluies acides et les vapeurs nocives.

Lui-même issu de la communauté ogoni, Saro-Wiwa était l’auteur de plusieurs pamphlets consacrés à la condition de vie de sa communauté dont la Déclaration des droits des Ogoni (1991). Ce document avait un temps cristallisé le militantisme de la minorité en question autour des revendications autonomistes. Ces revendications, rejetées par les militaires, étaient à l’origine de la terrible répression qui s’est abattue sur les Ogoni depuis le tournant des années 1990. C’est parce que Ken Saro-Wiwa et ses compères revendiquaient pour leur peuple une juste part des richesses pétrolières de leurs sols et des compensations, pour les dévastations de leur environnement écologique par les compagnies pétrolières, qu’ils ont été pendus haut et court par les maîtres d’Abuja qui géraient les champs de pétrole comme leur fief personnel.

Gide chez les Ogoni

Né le 10 octobre 1941, à Bori, sur la côte méridionale du Nigeria et en plein cœur de l’Ogoniland, Ken Saro-Wiwa appartenait à une famille engagée dans la vie politique de sa communauté. Grandissant dans la région du delta pétrolifère du Niger, le jeune homme souffrait de voir des forêts disparaître, laissant place à des puits de pétrole à ciel ouvert et des kilomètres d’oléoducs qui transformaient les terres autrefois fertiles en un paysage lunaire et où la misère des habitants ne faisait que croître. « Tout jeune encore, a-t-il déclaré dans la dernière interview qu'il avait donnée avant son arrestation en 1994, j’ai réalisé que les Ogoni ne profitaient nullement de cette richesse pétrolière. Et j’ai alors commencé à écrire sur ce sujet. Même si je savais que les Ogoni n’étaient qu’un petit groupe ethnique que les puissants pouvaient se permettre d’ignorer. »

Ken Saro-Wiwa a 26 ans lorsqu’éclate en 1967 la guerre civile du Biafra. Cette guerre, qui fit plus d’un million de morts dont plus de 30 000 Ogoni, avait pour enjeu le contrôle des gisements pétrolifères du delta du Niger. Estimant que la sécession des Ibos, qui constituent avec les Yoruba et les Fulani les ethnies dominantes du Nigeria, rendrait plus difficile l’accession à l’autonomie des Ogoni, le jeune Saro-Wiwa avait pris fait et cause pour le camp fédéral et exerça même des responsabilités ministérielles. Les Ibos ne le lui pardonnèrent jamais, l’obligeant à retourner à la vie civile après la fin de la guerre.

Le futur leader du mouvement ogoni sera tour à tour commerçant, scénariste à succès à la télévision et surtout écrivain et éditeur avec la création de sa propre maison d’édition, Saros. Auteur talentueux, Saro-Wiwa publia des romans, des nouvelles, de la littérature enfantine et des récits de témoignage et s’affirma avec son roman Sozaboy (1985), qui raconte dans un anglais créolisé les aventures et les souffrances d’un jeune soldat pendant la guerre du Biafra, comme l’une des grandes voix de l’Afrique postcoloniale. Les sujets dont il traite dans ses livres (guerre, condition de la femme, corruption, tribalisme, etc.) caractérisent Saro-Wiwa comme un auteur engagé, persuadé que dans une situation aussi critique que celle que traverse le continent africain, l’écrivain ne peut se dissocier de la vie politique et sociale de son pays.

Le modèle en écriture de Ken Saro-Wiwa était André Gide, dont il avait lu et relu Voyage au Congo, répétant à qui voulait l’écouter son admiration pour l’efficacité du style du Prix Nobel français. Il s’en inspirera pour publier en 1992 son grand opus Genocide in Nigeria : The Ogoni Tragedy (pas encore traduit en français) qui est une dénonciation en règle de la mise à genoux des Ogoni par les forces conjuguées de la multinationale pétrolière Shell et la dictature militaire nigériane. Devenu la bible des activistes de la protection de l’environnement, ce livre a permis d’ouvrir les yeux de la communauté internationale sur les souffrances des Ogoni, en les mettant dans une perspective à la fois historique et anthropologique. Last but not least, avec cet ouvrage, Saro-Wiwa réussit une première en Afrique, celle de formuler l’engagement militant et intellectuel en des termes exclusivement environnementaux.

Audience internationale

La publication de ce livre important coïncide aussi avec le retour de Ken Saro-Wiwa dans l’arène politique au tournant des années 1990. L’homme mit fin à toutes les activités qui l’avaient occupé au cours des deux précédentes décennies pour se consacrer à plein temps à la question ogoni. Il lui fallait d’abord fédérer les Ogoni dispersés sur un territoire large de 155 kilomètres carrés des plaines côtières dans le nord-est du delta du Niger. Ce fut chose faite avec la création du MOSOP en 1991 et l’adoption de la Déclaration des droits fondamentaux des Ogoni.

Afin de pousser le gouvernement nigérian à bouger, il fallait aussi sensibiliser l'opinion internationale à la situation de la minorité ogoni, une situation qui n’avait cessé d’empirer sous l'effet des exactions meurtrières de la redoutable force de police mobile au service des ethnies majoritaires nigérianes. C'est la tâche à laquelle Ken Saro-Wiwa s'est attelé dès son retour au militantisme actif en 1990. Voyageant en Occident, il a expliqué aux médias et aux ONG les menaces qui pesaient sur sa communauté, victime à la fois des spoliations par les compagnies pétrolières multinationales, Shell en particulier, et de l'expropriation de leurs terres par les gouvernements qui se sont succédé à Abuja depuis l'indépendance du Nigeria. Il réclamait des réparations au gouvernement et aux compagnies pétrolières qu'il accusait d’être également responsables du dépérissement des Ogoni.

En mêlant étroitement le politique et l’écologique, Ken Saro-Wiwa sut donner une nouvelle résonance à sa campagne pour la défense de son peuple. Cela permit aux Ogoni d'acquérir une large audience internationale, surtout depuis le sommet de Rio sur l'environnement, en 1992, où leurs représentants avaient pu prendre la parole. Des groupes de défenses de l’environnement tels que Greenpeace, The Body Shop, Les Amis de la Terre, mais aussi Amnesty International et Human Rights Watch, ceux-là même qui s’étaient montrés peu sensibles au combat de Ken Saro-Wiwa lorsqu’il les avait contactés au début de sa campagne, finirent par s’allier à la cause ogoni.

En 1993, sous la pression de l’opinion publique, Shell mit fin à ses opérations dans la région ogoni, craignant pour son image à l'international et semant la panique dans la classe politique nigériane, inquiète de perdre leur veau d'or qu'était le pétrole. On connaît la suite…

Héritage

Vingt ans après, le monde a oublié le général Abacha. Mais la lucidité et le courage avec lesquels Ken Saro-Wiwa s’en était pris à des multinationales puissantes et aux dictateurs locaux accusés de vouloir « recoloniser de l'intérieur » l’Afrique, continuent d’inspirer les luttes pour la survie des minorités spoliées à travers le monde par des régimes totalitaires en connivence avec des entreprises transnationales qui sont attirées par des richesses minières.

La lutte est loin d’être terminée en territoire ogoni où Amnesty International vient de dénoncer les insuffisances des opérations de nettoyage lancées par Shell quatre ans après la publication par l’ONU d’un rapport confirmant la dévastation des terres ogoni par des années de pollution pétrolière. L’ONU avait réclamé un vaste plan de dépollution afin que les habitants de cette région puissent de nouveau cultiver et pêcher. C’est la victoire posthume de l’activiste nigérian dont la dernière missive à son ami romancier britannique William Boyd se terminait ainsi : « Laisse-moi te dire, je serai peut-être déjà mort quand tu liras cette lettre, mais mes idées survivront, j’en suis convaincu. »

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