(à D) André Orléan, économiste français, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) 
(à G)  Jean-Hervé Lorenzi, économiste

Jean-Hervé Lorenzi et André Orléan se demandent si la pensée unique régit l'économie.

GILLES BASSIGNAC POUR L'EXPANSION

Les protagonistes

Jean-Hervé Lorenzi. Titulaire de la chaire "Transition démographique, transition économique", membre du directoire d'Edmond de Rothschild, président du Cercle des économistes. Il organise chaque été un événement très couru, les "Rencontres économiques d'Aix-en-Provence".

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André Orléan. Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il a coordonné un manifeste pour une économie pluraliste intitulé "A quoi servent les économistes s'ils disent tous la même chose?", aux éditions Les liens qui libèrent.

On a beaucoup accusé les économistes de ne pas avoir anticipé la grande crise de 2007. Cette accusation est-elle légitime? Et pensez-vous que la profession a fait son mea culpa et changé son fusil d'épaule?

Jean-Hervé Lorenzi. Je n'adhère pas du tout à l'idée selon laquelle les économistes n'ont pas anticipé le choc financier de 2007. Beaucoup d'entre eux avaient vu le problème causé par ces fameux crédits subprimes et l'endettement à taux variables des particuliers. A partir du moment où la banque centrale américaine a commencé à augmenter ses taux d'intérêt, alors ce choc était inscrit dans les faits, et la plupart des économistes s'y attendaient. Ce qu'ils n'ont pas vu, au début tout au moins, c'est l'importance des créances douteuses cachées dans cette industrie financière opaque dont ils avaient sous-estimé le développement.

Entre les premières faillites de trois fonds d'investissement de BNP Paribas en août 2007 et, quelques mois plus tard, en mars 2008, l'affaire Bear Stearns, nous sommes passés d'un chiffrage de 40 à 4000 milliards de dollars. Et cela bien avant la faillite de Lehman Brothers, qui a été finalement le deuxième choc intellectuel des économistes. Aucun n'avait repéré le degré d'inintelligibilité de cette industrie et le problème de la contrepartie du bilan de Lehman Brothers. C'est ce point précis qui est à reprocher aux économistes.

La communauté des économistes a-t-elle changé? Bien sûr que non! La liste des problèmes très complexes, comme l'impact du vieillissement et du progrès technique, ou les inégalités, est particulièrement longue. Cette extrême complexité donne lieu à une mauvaise compréhension des sujets. En réalité, le travers humain consiste à faire, quand on ne sait pas, comme si on savait...

Jean-Hervé Lorenzi

Jean-Hervé Lorenzi: "Les économistes sont moins dans l'action que ne le furent leurs 'ancêtres'. En revanche, les dirigeants politiques trouvent leur légitimité dans le travail des économistes."

© / GILLES BASSIGNAC POUR L'EXPANSION

André Orléan. Il est toujours difficile de parler des économistes en général. Quoi qu'il en soit, la communauté des économistes, telle qu'elle est représentée dans les grands organismes internationaux ou dans les grandes banques, était convaincue qu'il n'y avait plus de crise possible. On peut exhumer des tonnes de citations! Les économistes étaient persuadés que la dérégulation financière avait permis de donner naissance à un système beaucoup plus stable. Pour la simple et bonne raison que, à la différence des crises classiques, les banques avaient désormais la possibilité de se débarrasser de leurs dettes grâce aux supposés mirages de la titrisation. Il y a eu incontestablement un aveuglement doctrinal en raison d'une croyance totalement démesurée dans l'efficience des marchés financiers.

Je me souviens très bien de cette époque. En tant qu'économiste keynésien soucieux des dangers de l'instabilité financière, il était très difficile de faire entendre une voix différente. Depuis la crise, cet engouement pour l'idée d'efficience financière s'est un peu émoussé. Mais - et là, je suis d'accord avec vous -, il n'y a pas eu de véritable évolution de la pensée des économistes. Pour cela, il aurait fallu des analyses nouvelles. Or cela prend du temps. En réalité, on a continué dans le même cadre idéologique. Aujourd'hui, la grande majorité des économistes pensent pouvoir analyser les effets de la crise financière en conservant les mêmes outils théoriques. Effectivement, rien n'a réellement changé. De fait, les libellés des cours dans les universités sont restés les mêmes!

J.-H.L. Les économistes sont des êtres humains comme les autres et sont très largement dominés par la paresse intellectuelle: ils pensent toujours en termes de "copier-coller". Il est très compliqué, dans les institutions internationales comme le FMI, d'imaginer une trajectoire de l'économie mondiale différente de celle qui prévalait dans les années 2000. Regardez l'évolution des prévisions de croissance du FMI sur les Etats-Unis dernièrement: les experts de cette institution démarrent toujours à 3,5% un an avant. Comme si les Etats-Unis allaient forcément retrouver les rythmes de croissance d'avant la crise.

Puis les estimations sont progressivement revues à la baisse jusqu'à tomber à 2,5%. De la même manière, les économistes ont très largement sous-estimé l'effet de la simultanéité des politiques budgétaires restrictives sur la croissance européenne! Ces deux exemples nous enseignent une chose: l'impossibilité de traiter un sujet en ne modifiant pas la vision que l'on a du monde.

Pensez-vous que les économistes ont pris aujourd'hui trop de pouvoir auprès des dirigeants politiques et des médias? Finalement, est-ce qu'on les entend trop?

J.-H.L. Historiquement, si l'on reprend le rôle des économistes au moment de la naissance de l'économie politique, beaucoup furent des hommes d'action. Jean-Baptiste Say était industriel, David Ricardo était agent de change. Je pense qu'aujourd'hui les économistes sont moins directement dans l'action que ne le furent leurs "ancêtres". En revanche, les dirigeants politiques trouvent leur légitimité dans le travail des économistes. Ces derniers sont donc là pour valider leur vision du monde.

A.O. Quel est le rôle des économistes dans la prise de position politique? Sincèrement, je ne sais pas. J'ai plutôt l'impression qu'ils n'en jouent pas un grand. Les décisions politiques sont prises en fonction d'une certaine vision de la mondialisation et des contraintes européennes, et les travaux des économistes servent de légitimation après coup. Le Conseil d'analyse économique (CAE) créé par Lionel Jospin n'a aucune influence. Il publie des rapports académiques de bon niveau, mais il n'est pas partie prenante de la décision. Celle-ci est prise par la haute fonction publique à la Direction du Trésor ou au Budget.

J.-H.L. J'ai siégé au CAE pendant des années et j'ai publié plusieurs rapports, notamment sur la concurrence... mais ils n'ont débouché sur rien. Curieusement, la seule décision de politique économique prise à partir d'un rapport du CAE, c'est la prime pour l'emploi, c'est-à-dire l'idée d'un impôt négatif. De façon générale, je regrette que les économistes ne soient pas plus utilisés. On peut leur faire évidemment beaucoup de reproches, mais ils ont une grande utilité. Par l'intelligence des décisions politiques dès lors qu'ils retrouvent les racines "sociales" de cette science.

André Orléan

André Orléan: "Développer le pluralisme aurait des effets positifs sur les orthodoxes, car la situation de monopole dans laquelle ils se trouvent ne favorise pas l'innovation."

© / GILLES BASSIGNAC POUR L'EXPANSION

André Orléan, vous dénoncez très sévèrement la pensée "mains-tream". Quelle est-elle et en quoi est-elle autoritaire?

A.O. Pour vous répondre, il me faut faire un peu d'histoire des théories économiques. La pensée mainstream découle du courant néoclassique qui naît partout en Europe dans les années 1870. Alors que l'analyse des économistes classiques - Ricardo, Smith ou Marx - reposait sur les classes sociales, les néoclassiques, eux, privilégient la rationalité individuelle. Par ailleurs, ce qui fonde la valeur d'un bien, ce n'est plus la quantité de travail qui a servi à la produire, mais son utilité. Cette nouvelle théorie de la valeur trouve son aboutissement dans les années 1950. Le rôle dominant des marchés et la rationalité des individus s'y trouvent réaffirmés.

Evidemment, cette vision mainstream a évolué. Les économistes ont notamment intégré l'idée que les acteurs ne sont pas forcément rationnels. Le problème, aujourd'hui, est que cette pensée dominante est devenue une orthodoxie qui n'accepte plus le débat critique et exclut les courants théoriques qui ne lui conviennent pas. S'y opposer conduit à s'exposer à l'ostracisme et au rejet sous différentes formes, comme peuvent en faire l'expérience un blasphémateur ou un hérétique.

J.-H.L. Vous avez raison quant à l'importance de l'origine de la valeur dans la théorie économique. La plupart des économistes mainstream n'ont même pas conscience de cela! On pourrait ajouter aussi dans la pensée orthodoxe des présupposés politiques. Un exemple? Le fait que la mondialisation et l'ouverture de tous les marchés soient des bonnes choses fait partie de ces présupposés, sur lesquels il est très difficile de débattre.

L'économie ne serait donc pas une science dure?

A.O. Absolument. D'ailleurs, notez que l'économie n'a pas produit de lois. N'en déplaise aux économistes mainstream, on ne peut pas autonomiser cette discipline, la penser comme une science pure séparée des autres sciences sociales. L'individu ne peut pas s'appréhender comme détaché de tout lien politique, de toute croyance. Les hétérodoxes pensent que les relations de marché sont elles-mêmes les produits d'une globalité qu'il importe d'analyser. Par exemple, on ne peut pas étudier la consommation uniquement à travers la seule économie, car la consommation est dépendante des dynamiques sociale, culturelle, écologique ou anthropologique. Au fond, l'approche mainstream ou mathématique n'est pas fausse, mais partielle. Cependant, comme elle se croit totalisante, elle commet des erreurs.

J.-H.L. Effectivement, des positions économiques fondées sur des représentations tautologiques créent les conditions d'une véritable pensée excluante. Des centaines de milliers de pages absconses écrites dans des revues purement académiques ont juste pour but de se reproduire. Ce ne serait pas grave si des pensées originales et différentes avaient la place d'émerger. Or la science économique mainstream les en empêche. Mais, autre problème, cette liturgie économique qui se développe en vase clos finit par avoir une faible utilité politique. Un économiste doit s'intéresser à la politique, à l'image de Mario Draghi, de la Banque centrale européenne, et de Janet Yellen, son homologue de la Fed, qui ne se contentent pas d'équations, mais qui les confrontent au réel social et politique.

Votre livre dénonce l'absence de pluralisme, mais pointe aussi le problème lié à l'enseignement de l'économie. Chercherait-on en France à endoctriner les jeunes étudiants?

A.O. Parmi les 209 professeurs d'économie recrutés à la faculté entre 2000 et 2011, seuls 22 (10,5%) sont hétérodoxes, c'est-à-dire marxistes, keynésiens et institutionnalistes. Et cette tendance va en s'amplifiant: sur les six dernières années, la proportion des "hérétiques" tombe à 5%! Des économistes de renom, comme Michel Aglietta et Robert Boyer, figures de la théorie de la régulation, ne pourraient pas devenir professeurs aujourd'hui. Les critères de sélection choisis par le courant dominant étouffent toute forme d'alternative académique: il est exigé de publier dans des revues qui n'acceptent que des articles conformes au mainstream. La science économique devient autiste et autoréférentielle. La preuve, quand les "exclus" ont demandé au ministère de l'Enseignement supérieur d'ouvrir une section universitaire pour accueillir des approches économiques davantage tournées vers les sciences sociales, certains orthodoxes ont hurlé à l'amateurisme, au gauchisme, au relativisme, et ils ont eu gain de cause.

J.-H.L. Si la discipline économique ne se rouvre pas, elle va mourir. Je ne partage pas toutes les opinions des hétérodoxes, mais je soutiens leur volonté d'exister et de produire, au nom de la pluralité des approches. Orthodoxe ou hétérodoxe, la réflexion économique doit renouer avec une vitalité intellectuelle tournée vers le réel pour résoudre les problèmes colossaux auxquels nous devons faire face: croissance, écologie, démographie... L'essentiel face à ces défis est de reconstruire un dispositif à la fois moins dogmatique et surtout plus soucieux d'être utile aux citoyens. Un économiste doit se poser cette question: "Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait?" Et, de ce point de vue, les deux camps - celui des mainstream comme celui des "alter" - comportent une approche trop théorique et abstraite. A la différence de la majorité des économistes de mon entourage, je soutiens l'exigence de pluralité de mon codé-batteur, mais je lui demande d'aller un peu plus sur le terrain.

Vous êtes toujours "hors sol", professeur Orléan?

A.O. Tous les économistes veulent trouver des solutions aux angoissants problèmes contemporains, mais ce qui est en cause, aujourd'hui, c'est l'absence de pluralisme à l'université et dans la recherche. C'est là le préalable indispensable à des pensées véritablement novatrices. De plus, développer ce pluralisme aurait également des effets positifs sur les orthodoxes, car la situation de monopole dans laquelle ils se trouvent ne favorise pas l'innovation. Il est paradoxal que ces économistes, libéraux pour la plupart, n'adhèrent pas à cet argumentaire, eux qui ne cessent par ailleurs de promouvoir la concurrence pour les autres.

J.-H.L. Exact. Mais la tentation chez les "économistes atterrés" d'aborder les questions sous un angle très idéologique peut conduire à s'enferrer dans des querelles et à passer à côté des problèmes de court terme. C'est le cas avec les débats sur la Grèce.

A.O. Mais non! Au contraire, la pensée hétérodoxe ouvre le champ de solutions non explorées. Et, pour revenir à la Grèce, elle propose justement de prendre des chemins de traverse, en dehors des réponses classiques qui présupposent toujours les bienfaits de la concurrence.

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