Petit à petit, le Audiard fait son nid. La carrière du cinéaste français est à la fois remarquable et singulière: chacun de ses six films réalisés depuis 1993 (Regarde les hommes tomber) a obtenu plus de succès que le précédent. Partant du principe qu'aiguiser son propre regard, c'est aiguiser celui des autres, Jacques Audiard, 63 ans, est heureux de remettre en question les questions à lui posées.
Vous avez remporté la palme d'or cette année pour Dheepan. Où est-elle?
Chez mon producteur. Sur une table. Je connais suffisamment la force symbolique des choses pour ne pas avoir besoin de la voir tout le temps. Je la récupérerai un jour, mais un film, c'est aussi, et surtout, un travail d'équipe. Mais sincèrement, je ne m'attendais pas une seule seconde à recevoir ce prix. Beaucoup de ceux que je voyais repartir de Cannes avec la palme, je les trouvais à leur place. Ils représentent une certaine qualité, une académie d'excellence. Je ne me suis jamais projeté dans ce cercle-là, et voilà que je me retrouve aux côtés de Coppola, Kusturica ou Scorsese.
N'est-ce pas de la fausse modestie?
Pardon, mais cette remarque est un peu bête. Personne ne peut s'imaginer monter sur scène pour recevoir la palme d'or. Ce n'est pas une ambition de carrière, me semble-t-il. Etre sélectionné au Festival est déjà une surprise. Et je suis heureux que Dheepan l'ait été, car il avait besoin de cette visibilité à cause de la nature du projet: un film sans acteurs connus, parlé en tamoul, etc. Après, c'est un enchaînement de faits dont je ne comprends pas forcément le lien.
Vous voyez tout de même la place que vous occupez actuellement dans le cinéma français...
Quelle place ?
Tout en haut. Vous faites un cinéma d'auteur populaire. Exigeant et ouvert. Mélange de plaisir et de réflexion. Vous réconciliez des courants du cinéma français qu'on a souvent voulu opposer.
Tradition et modernité? Je plaisante. La réconciliation, je ne sais pas quoi en faire. Elle peut être péjorative. Je trouve assez emmerdant d'être dans un tiroir, si joli soit-il. Mais refuser les étiquettes est aussi une étiquette. J'aimerais vraiment être inqualifiable. Ce n'est pas une revendication, c'est un fait: je veux être obligé de toujours bouger. Je veux rester attentif et curieux. Eviter l'ennui et la redite. Je suis le gars qui cherche à savoir qui il est. Je pense fabriquer un cinéma qui n'est pas narcissique.
Quand on appartient au cinéma français, sans doute plus introspectif que la plupart, socialement et personnellement, s'en détacher signifie quelque chose. Mon goût pour le film de genre vient sans doute de là. A l'étranger, la production française a encore cette image narcissique et elle ne me met pas à l'aise. C'est peut-être ce qui me distingue des autres cinéastes. Ce n'est d'ailleurs pas une critique à leur encontre, j'explique juste la façon dont moi, j'use du cinéma.
Votre démarche est-elle la même aujourd'hui qu'il y a vingt ans, lorsque vous réalisiez votre premier film, Regarde les hommes tomber?
J'ai une mémoire de lièvre et je ne me souviens pas vraiment de ce qui me motivait à l'époque. En revanche, je comprends mieux, depuis trois ou quatre films, comment je procède. Si un sujet m'intéresse et pourquoi il m'intéresse. Je ne le cherche pas, il correspond à mon état d'esprit du moment et au fruit d'une réflexion sur mon rapport au monde et au cinéma. Ce sont des grands mots, mais je n'en vois pas d'autres. En tout cas, je ne pars plus d'une intrigue ou d'un bouquin. Je fonctionne comme le jeu Tetris, où il faut faire s'emboîter des briques. L'ensemble paraît informe et, tout à coup, il produit un carré. Je maîtrise un peu mieux ce phénomène quasi inconscient.
Précisément: à l'époque du Prophète, vous disiez votre volonté de chercher de nouveaux visages pour le cinéma. Ce n'est pas un sujet en soi, mais le point de départ d'une réflexion. Est-ce toujours ce type de démarche?
Oui, je ne voulais pas me contenter d'une fiction reconnaissable par tous. Pour De rouille et d'os, j'avais envie d'un grand mélo. Je voulais me frotter à l'excès. L'excès des sentiments, l'excès des situations. Pour Dheepan, il y a, au départ, l'idée de réaliser le remake des Chiens de paille [de Sam Peckinpah, avec Dustin Hoffman, 1971: un mathématicien américain, émigré en Grande-Bretagne, affronte la violence locale]. Un gars seul contre tous. A l'arrivée, on en est très loin. Je voulais aussi traiter du regard que l'on porte sur les étrangers.
Et c'est ainsi que Dheepan - un ancien guerrier tamoul devient gardien d'immeuble dans une cité de banlieue française en proie au trafic de drogue - se transforme en film politique.
La politique se retrouve dans l'usage que l'on fait du cinéma. Avec Dheepan, je présente en grand les invisibles. Les montrer est un acte politique. Ne serait-ce qu'en termes économiques: trouver de l'argent aujourd'hui dans le cinéma français pour produire un film sur les gens invisibles et tourné en langue tamoule. Je considère le cinéma comme un véhicule et je vais modestement vers quelque chose que je ne connais pas: filmer un physique inconnu, écouter une langue étrangère...
Pour Dheepan, il y a donc une enveloppe théorique, un sujet principal, apparu petit à petit, les migrants, et un sujet secondaire: comment une fausse famille, celle que le héros se crée, se transforme en vraie famille. Ce thème est devenu l'objectif du film, mais je ne le savais pas au début. Il est monté sans crier gare et a fini par remplacer la version polar du gars qui se fait justice. Tout s'est cristallisé au tournage à partir d'un scénario en perpétuel mouvement. Une façon de travailler nouvelle pour moi. C'était excitant et flippant, mais j'aime chercher en faisant. Obtenir ce à quoi je n'ai pas forcément pensé. Sinon, quel est l'intérêt ? Où va être l'ingénuité, l'innocence, l'émotion?
Pourquoi ces questions sur la façon de raconter des histoires vous intéressent-elles tant?
Elles font partie du cinéma. Au sens artistique et politique. Sans doute que ma culture et ma cinéphilie m'y poussent. Je suis autant attiré par Hitchcock et Hawks que par Wenders, Godard ou Pialat. La façon dont c'est fabriqué m'intéresse. Le film est un champ de bataille et de discussions. J'appartiens à une époque où le cinéma avait une fonction d'identification, d'éducation, de témoignage. Par exemple, les prototypes sociaux se reconnaissent dans le cinéma des années 1930-1940. En 1947, le cinéma italien sert à reconstruire un pays.
La Nouvelle Vague met en scène une nouvelle génération et filme un changement de société qui va jusque dans la façon de réaliser. Comme une métaphore. Aujourd'hui, je ne sais plus à quoi sert le cinéma. Il n'a plus l'exclusivité de cette fonction identificatoire qui est reprise par le monde des images dans son ensemble - télé, Internet, pub... J'ai l'impression d'être dans la queue de la comète, là où se rassemblent ceux qui continuent à travailler sur un modèle de fiction qui évoque la réalité et le vivre-ensemble.
Le cinéma sert encore un peu toujours à ça, non? Il ne se résume pas uniquement au spectacle pour le spectacle.
Vous le dites vous-même: il sert un peu à ça. Je me situe dans le "un peu". Je prends acte de cette évolution: le cinéma est devenu davantage encore une industrie et une propagande. Mais, paradoxalement, ce qui continue de me bouleverser, c'est quand le ciné ma vient d'ailleurs et en témoigne : les films chinois, iraniens... Ou la trilogie des Mille et Une Nuits, de Miguel Gomes, sur le Portugal [sortie cet été]. Il réutilise une mythologie et la confronte au quotidien pour qu'elle serve à analyser les mutations du pays.

Audiard filme les invisibles, ici, des acteurs inconnus qui parlent en tamoul. Ou le cinéma comme de la politique.
© / P. ARNAUD/WHY NOT PRODUCTIONS
Vous considérez-vous comme un résistant?
Pas du tout. J'ai juste envie d'aller vers un cinéma très simple et de plus en plus efficace. C'est presque paradoxal. Le film saisit le spectateur et, en même temps, fonctionne comme un cheval de Troie. Dans Dheepan, traiter du regard sur l'étranger. Cela dit, je ne suis pas assez naïf pour penser que ce que j'espère y mettre y sera à l'arrivée. Et que la chose soit perçue comme je le voudrais. Mais l'envie est là et repose sur la confiance que j'ai dans le ciné ma. C'est peut-être ça, la résistance. Cette confiance est à l'opposé du cynisme.
Tous vos films se raccrochent au wagon du genre, le polar. Pour quelle raison?
Parce que le polar, c'est de la sociologie. Mais je ne suis pas forcément conscient de cette appétence...
Allons... Regarde les hommes tomber est adapté d'une Série noire, De rouille et d'os, de deux nouvelles de Craig Davidson, maintenant le remake des Chiens de paille... Ce n'est tout de même pas Oui-Oui dans son taxi jaune...
Ce qui m'intéresse, c'est toujours des choses différentes. Craig Davidson, par exemple, cherche à raconter l'épopée du pauvre. C'est presque une position politique. Pour Dheepan, il y avait Les Chiens de paille, d'accord, mais très vite le film change de genre au fur et à mesure de la progression des personnages.
L'imagerie est quand même commune... D'où vient-elle? De votre goût pour la littérature, des films écrits par votre père, qui appartiennent à un cinéma masculin?
Masculin, vous trouvez? Dans Dheepan, le personnage de la femme m'intéresse davantage que celui de l'homme. Je sais qu'on me colle l'image de cinéma viril. J'entends, mais je ne comprends pas. Avec Emmanuelle Devos [Sur mes lèvres] ou Marion Cotillard [De rouille et d'os], je me suis attardé sur des personnages féminins... D'où vient cette idée de virilité alors que je n'ai pas l'impression de l'aborder ? Peut-être de mon rapport à la violence.
Il est indéniable qu'il y a, dans mes films, un moment paroxystique. Je le redoute, car il est toujours faux et cette fausseté me gêne, pourtant je m'y colle. J'imagine qu'il entre dans la logique de l'évolution du personnage, mais j'ai le sentiment que cette violence, je la tords. Je lui rentre dans le buffet pour ne pas l'enjoliver. En l'occurrence, Dheepan est l'histoire d'un guerrier fatigué qui monte au front une dernière fois.
En tant que spectateur, que cherchez-vous?
Des films qui défient les lignes; ceux de Miguel Gomes ou de Philippe Garrel. Mais ce qui m'a le plus marqué, dans la production d'images, est venu des galeries d'art: The Host and the Cloud, de Pierre Huyghe, ou River of Fundament, de Matthew Barney et Jonathan Bepler. Ce sont des récits hors du langage articulé, comme l'ont fait en leur temps Bob Wilson ou David Lynch. Ils interrogent le médium. L'arrivée des vidéastes dans l'art contemporain a été importante. J'aime quand des artistes investissent un autre univers que le leur. C'est une façon de réenchanter le réel qui passe par la rupture, la recherche de formes par lesquelles le monde va apparaître. Dans ce cas-là, je reste un spectateur émerveillé.
Avez-vous toujours envie de réaliser des films?
Il me faut sans cesse réactiver cette envie. Non, ce n'est ni la bonne question ni la bonne réponse. Je suis là et, tout à coup, je sais que le cinéma va me ressaisir.