Cela pourrait être la morale désenchantée d’une fable de La Fontaine : «Le droit à l’oubli n’engage que celui qui l’annonce». En février 2014, dans la salle comble de la Mutualité française, en présence de ministres, de secrétaires d’Etats, du ban et de l’arrière-ban de la médecine publique, le président de la République annonçait le lancement du plan cancer 3, feuille de route qui trace pour dix ans les axes de la lutte contre ce fléau. En France, chaque année, 350 000 nouveaux cas de cancer sont diagnostiqués. Parmi les annonces, la plus commentée fut sans doute celle ayant trait au «droit à l’oubli» : il devait permettre aux anciens malades, quelques années après la fin de leurs traitements, de ne plus avoir besoin de déclarer leur cancer aux banquiers, aux assureurs (aujourd’hui, ils ont obligation de le faire jusqu’à quinze ans après la fin des traitements). Pourquoi créer ce «droit» ? Parce que certains cancers (sein, prostate, testicules) connaissent des taux de survie à cinq ans supérieurs à 80 %. Trente ans de recherche, de travail acharné, des millions d’euros investis, ont finalement payé : le cancer se guérit. C’est une excellente nouvelle.
La mauvaise nouvelle, c’est que la société avance moins vite que la science. Lorsqu’un ex-malade veut emprunter de l’argent, l’assurance de ce prêt peut être jusqu’à 200 % plus élevée que la moyenne. Cela signifie qu’un citoyen qui a vaincu le cancer (et qui travaille, paie ses impôts, participe à la vie de la nation) devra surpayer le droit d’emprunter. Et dans bien des cas, renoncer à son projet. Emprunter, c’est acheter une maison ou une voiture mais aussi financer des études à ses enfants, créer une entreprise. Se projeter. Vivre.
L'annonce de François Hollande fut donc une divine surprise. Reprenons ses mots : «Le temps est venu d'instituer un véritable droit à l'oubli. Il s'appliquera à ceux qui, enfants ou adolescents, ont vaincu le cancer, ainsi qu'à tous les autres malades dont les données de la science nous disent qu'ils sont guéris.»
Ce jour-là, des millions de citoyens entrevoyaient une lueur au bout de leur tunnel. Je me souviens encore avoir répondu à un confrère qui m'invitait à réagir à ce discours que je devais «me pincer pour y croire». Deuxième morale : en matière de promesses politiques, on ne se pince jamais assez fort.
En mars, au bout de plusieurs mois d’âpres négociations entre les ministères de la Santé, de l’Economie et les assureurs, un protocole d’accord fut signé. Les protagonistes annoncèrent, avec tambours et trompettes, la victoire : le droit à l’oubli pour les malades de cancer ! Mais - troisième morale - avec les politiques, il en est comme avec les assureurs : il convient de déchiffrer l’astérisque, écrit en minuscule en bas du contrat.
Le droit à l’oubli, oui, mais pour les seuls enfants diagnostiqués jusqu’à 15 ans. Soit 1 800 individus par an. C’est tout. Et les 350 000 autres ? Oubliés. Bazardée, l’existence de ces jeunes qui, se découvrant malades à 20 ans, guéris à 25, devront traîner jusqu’à l’âge de 40 ans le boulet d’un cancer qu’ils ont vaincu. Obligés de déclarer, se rappeler, surpayer. La ministre de la Santé, pour faire passer cet amer protocole compassionnel (concéder un droit aux seuls enfants ancre cet accord sur le territoire de la compassion mais nullement sur celui de la raison, donc de la justice), promit une «grille» recalculant le montant des surprimes d’assurances. Si cette grille (qu’on nous promet pour début 2016) finit par être validée et, plus incertain encore, appliquée, ce sera un premier pas. Mais la base même du droit à l’oubli - une tautologie qui semble avoir échappé à madame Touraine - c’est d’oublier. Donc de ne plus déclarer. Ce qui n’est pas le cas de cette «grille», qui imposera une déclaration initiale et ne fera, au mieux, qu’aménager le «casier judiciaire cancer». D’ailleurs, l’idée même de déclarer son cancer sans (peut-être) devoir surpayer est étrange : pourquoi livrer une telle information à un assureur s’il ne doit pas s’en servir ?
Cette convention bancale sera validée le 2 septembre. Pourtant, une dernière chance demeure. Le Président l'a affirmé : si les négociations n'aboutissent pas, «c'est la loi qui interviendra». La loi santé sera discutée au Sénat dans quelques semaines. Des sénateurs (issus de tous les groupes politiques) ont entendu nos arguments et déposeront des amendements défendant l'équité de traitement entre citoyens. Les malades du cancer ne veulent pas la pitié, ils veulent la justice.
Nos assemblées peuvent encore sauver une justice républicaine au-dessus des partis (la maladie se moque des allégeances politiques) et au-dessus des lobbys. Car là réside l'enjeu : allons-nous subir ou choisir la société de demain ? Allons-nous nous soumettre au diktat de groupes d'intérêts qui «font leur loi», tirant avantage des palinodies des uns et des autres - ou allons-nous défendre les valeurs essentielles de la République ? L'«égalité» et la «fraternité» ne sont pas que des mots dont usent et abusent nos politiques, comme un mantra déréglé. Elles sont aussi notre bien. Si nous y arrivons, peut-être la morale finale de cette fable sera-t-elle morale.