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Billet de blog 2 janvier 2014

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Le flamboyant et mordant "Loup de Wall Street" (Martin Scorsese, 2013)

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Illustration 1

Martin Scorsese est toujours en colère à 71 ans. Son dernier opus, The Wolf of Wall Street (Le Loup de Wall Street, sorti le 25 décembre), est un grand film, une comédie enragée et tourbillonnante, trois heures de cinéma sans une longueur.

Le scénario de Terrence Winter [1] est tiré des mémoires de Jordan Belfort, fondateur et président de la société new-yorkaise d’investissement Stratton Oakmont entre 1988 et 1996. Belfort s’est spécialisé dans les combines pump-and-dump : acheter en grosses quantités des parts dans de petites sociétés non rentables puis pousser ses clients à investir dans ces sociétés pour faire gonfler de manière virtuelle leurs prix. Les ordres de ventes sont ensuite ignorés, tout en empochant des commissions de 50 % sur les transactions et en vendant les parts de Stratton Oakmont quand leur valeur est au plus haut. Les clients arnaqués se retrouvent alors avec des bonds sans valeur puisque leurs prix ont chuté. La société de Jordan Belfort a fait d'énormes profits en vendant des penny stocks ou pink sheets, selon le jargon de la finance, du nom du papier rose qu’il faut remplir pour effectuer les transactions. Ces produits financiers sont transmis de gré à gré et sont très peu régulés.

Pour motiver ses brokers, Belfort instaure le culte de l’ego et l’orgie permanente. Il enchaîne les addictions et les excès avant de lourdement chuter et d’être condamné à seulement deux ans et quatre mois de prison. The Wolf of Wall Street se concentre, avec brio, sur ces années du flambeur, champion d’obscénités. Leonardo DiCaprio déploie tout son potentiel comique dans un rôle de combustion plutôt osé pour une star de son envergure.

D’anciens clients bernés, toujours en procès contre Belfort, suivi de quelques journalistes et critiques de cinéma, n’ont pas tardé à attaquer le film et ses producteurs, coupables de glorifier les agissements détestables de Belfort et sa clique. Critiquer le film sur sa complaisance avec ce monde de requins cyniques est une aberration. Il réussit bien mieux ce que des films comme Spring Breakers (Harmony Korine) ou The Bling Ring (Sofia Coppola) ont tenté cette année.

Ce n'est pas Jordan Belfort lui-même qui intéresse Scorsese et Winters. L’enjeu du film est de s’attaquer à la fois au système financier et à la société américaine du spectacle dans sa globalité. Dans le style et les thématiques, Le Loup de Wall Street fait partie d’une "trilogie sur le succès aux/des États-Unis", entamée par Goodfellas (Les Affranchis, 1990 ) et poursuivie par Casino (1995). Différence de taille par rapport aux autres films,  Scorsese abandonne ici toute empathie face au monstre qu’incarne Leonardo DiCaprio. Le fatum sinistre est inscrit symboliquement tout au long du film : une lumière rouge au dessus d’une descente d’escalier, la multiplication des métaphores du naufrage maritime, un plan, au ralenti, du tic-tac pesant d'une montre qui plane sur une foule de possédés. De nombreuses scènes se répètent, la première fois comme comédie, la seconde fois comme horreur.

La performance hilarante de Matthew McConaughey au début du film donne le ton excentrique de l’ensemble de l’œuvre. Son personnage, Mark Hanna, se réincarne dans Jordan Belfort, puis est reproduit par l’ensemble des brokers de sa firme. L’interchangeabilité des personnages est symbolisée par la reprise d’un même chant, un murmure grave tout en se frappant la poitrine, avec la ponctuation d'un croassement pathétique. "C’est un hymne que l’on pourrait entendre autour d’un feu de cannibales, et cette syncope à moitié sauvage évoque deux cœurs synchronisés en un seul battement, deux hommes qui ne deviennent qu’un seul organisme" écrit le critique Nick Pinkerton. Le montage d’un unique discours de vente par téléphone, donné par différents golden boys, souligne cette déclinaison d’un même corps. Dans une séquence à la Jerry Lewis, ce corps ridicule finit par ne plus répondre du tout.

La colère de Scorsese est aussi dirigée contre un modèle américain fondé sur l'argent roi. C’est son projet depuis le début : "it’s another look at America, another look at who we are. And a look at human nature – it doesn’t happen just in this country." [2] Ces brokers se veulent l’incarnation du rêve qu’ils vendent à longueur de journée : l’enrichissement maximal et le plus vite possible. Le grotesque "we are the USA" proclamé le jour de l’entrée en bourse de la marque Steve Madden, devient l’innommable (dans une grosse production hollywoodienne) "fuck the USA" quand le système judiciaire rattrape les arnaqueurs en col blanc. Les agents de la loi ne sont pas non plus présentés comme des symboles vertueux ni les derniers à prendre plaisir au jeu.

La mise en scène est passionnante car elle permet d'inverser sa proposition initiale. Ces millionnaires excités ne sont pas la seule cible du film. Par la rupture des formats, l’intégration du public dans le dispositif cinématographique, l’insertion de clips vidéo publicitaires, le film est conscient des dangers de son propre projet et interroge la place des spectateurs. D’où vient cette volonté de déborder le cadre, d’aller voir ce qui se trame derrière l’obscénité comme une fin en soi ? « Nous » sommes également en question.

Le trading floor comme salle de cinéma. © Paramount Pictures

Le film repose essentiellement sur la dynamique de la performance et du spectacle, comme l'a souligné Pinkerton. Belfort, fascinante coquille vide, n’existe que s’il est observé. Son unique talent passe par la parole. Ses discours étourdissent, il (se) vend. Les interlocuteurs au bout du fil restent hors champ. Les personnages du film s’adresse directement à ceux qui regardent l'écran. Le récit se déroule de la façon dont le narrateur, très peu fiable, le présente [3] Un cameo final du véritable Jordan Belfort renforce le malaise. Les fantaisies sont donc autorisées à être poussées à l’extrême, il faut bien répondre à la demande (la couleur de la Ferrari change ainsi en cours de route, les quantités de drogues ingurgitées rappellent les montagnes de Scarface (1983), les femmes ne sont que des accessoires masturbatoires ou elles disparaissent et le sexe un simple élément du décor). Aucun succès n’est possible si personne n’est là pour l’observer, le sanctionner. La culture américaine n’est pas simplement influencée ou réfléchie par l’entertainment. Le spectacle est sa condition même. De ce point de vue, le beau plan final est vertigineux.

Article publié sur Bully Pulpit.fr le 29 décembre 2013 : http://www.bullypulpit.fr/2013/12/le-flamboyant-et-mordant-wolf-of-wall-street-2013/

[1] Passé par l’écriture de la série The Sopranos (HBO) Terrence Winter est le showrunner de Boardwalk Empire (HBO), produite par Scorsese. On aperçoit dans ce film un clin d’œil à l'acteur Steve Buscemi, présents dans les deux séries, dans un extrait de The Equalizer.

[2] "C’est un autre regard sur l’Amérique, une autre façon de voir ce que nous sommes. C’est aussi une vision de la nature humaine- cela n’arrive pas que dans ce pays." "Martin Scorsese : I wanted it big and ferocious", The Wrap, 23 décembre 2013.

[3] Principe comparable au chef d’œuvre de Bret Easton Ellis qui mettait aussi en scène un yuppie banquier dans American Psycho (1991).

Prolonger

Emmanuel Burdeau a d'abord détesté, puis a mieux compris pourquoi il n'aimait pas le film. Il explique sur Mediapart en longueur ce qui se joue dans cet excès à l'écran, dans son article "Voir Le Loup, à cache cache avec Scorsese" (1er janvier 2014).

"Martin Scorsese: Je voulais donner une impression d'obsénité", Le Monde.fr, 24 décembre 2013.

Nick Pinkerton, Bombast #122, Sundancenow blog, 27 décembre 2013.

Geoffrey Gray, "The Wolf of Wall Street Can't Sleep", New York Magazine, 24 novembre 2013.

Richard Brody, "The Wild, Brilliant Wolf of Wall Street", The New Yorker, 24 décembre 2013.

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