Reportage

«Plus de flics, ce serait de la psychose»

Terrorisme. Neuf ministres européens se réunissent samedi à Paris pour évoquer la sécurité dans les transports. En région parisienne, la population se montre fataliste.
par Christophe Forcari, Laure Equy, Willy Le Devin et Sofia Fischer
publié le 28 août 2015 à 19h56

«Nous déjouons tous les jours des attentats.» Cette confession a été livrée mercredi par le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, à France Inter. Depuis janvier, la France essuie une vague d'attaques terroristes sans équivalent en Europe, dont la dernière a été perpétrée le 21 août par Ayoub El Khazzani dans le Thalys 9364. Puisqu'il est irréaliste de croire que les services de renseignement peuvent tout empêcher, une question affleure : jusqu'où doit-on aller dans la prévention du terrorisme ? Veut-on vivre surprotégés ? Alors que s'ouvre samedi à Paris une réunion rassemblant des ministres de neuf pays européens pour évoquer la sécurité dans les transports, Libération a déambulé en région parisienne, sur des sites plus ou moins exposés.

COMMISSARIAT DU XIIIE ARRONDISSEMENT

Dans la file d'attente, un quinqua éméché vocifère. Son portable lui a été fauché «par un petit con». Une dame blonde a fait «plus d'une heure de transport» pour déposer plainte, car «dans la banlieue où [elle] réside, ils enterrent l'affaire». Ce matin-là, le commissariat se réveille avec son lot de tracas ordinaires. Rien que de très banal, jusqu'à l'arrivée d'un vieillard aux yeux retranchés derrière des culs de bouteille. «Monsieur, Monsieur», interpelle le planton, engoncé dans son gilet pare-balles. «Il faut faire la queue pour la fouille comme tout le monde.» Le vieil homme se retourne, hébété. «Oui monsieur, au cas où vous n'auriez pas remarqué, on est en alerte attentat», lui précise le policier. A l'entrée du préfabriqué, nul portique mais une fouille au détecteur de métaux. Pas une cheville n'y échappe. Les gens ne trouvent-ils pas ça un tantinet brutal ? Réponse cinglante : «Non, ils ne contestent quasiment jamais.» Au standard, le même flegme est remarqué : «Le terrorisme est présent, mais on sent une étonnante maturité. On observe assez peu de comportements hystériques ou farfelus. La vraie question est : combien de temps cela va-t-il durer si les attaques continuent de se multiplier ?»

AULNAY-SOUS-BOIS

En république Vigipirate, les centres-villes, bardés de bâtiments officiels et de lieux de culte, croulent sous les effectifs de police. Descendre à la gare RER d'Aulnay-sous-Bois, c'est se débarrasser des treillis et autres fusils d'assaut. «On dit toujours qu'à cause du trafic de drogue, les keufs tournent dans les quartiers, mais là, on les laisse aux Parisiens !» s'amuse l'employé d'une boulangerie de l'allée des Roseaux. Pas tant que ça quand même. Si la présence policière a été allégée, les forces de l'ordre gardent un œil attentif sur la mosquée Acma située à quelques dizaines de mètres. Celle d'Auch (Gers) a été incendiée intentionnellement au lendemain de l'attaque perpétrée dans le Thalys, peut-être en représailles (Libération du 26 août). «Un acte dégueulasse», s'emporte un fidèle, qui soupçonne le gouvernement de réagir a minima, contrairement aux multiples déclarations concernant Ayoub El Khazzani :«Il y a une volonté délibérée de criminaliser les musulmans.» Plus terre à terre, deux mères de familles remontent chez elles. «On n'a pas peur, témoigne l'une. Ici, on a déjà beaucoup de problèmes, alors bon, un de plus un de moins.» Elle marque une pause. «Je dirais même qu'on est plutôt contentes. Il y a plus de policiers, ce qui empêche les jeunes de faire du bruit avec les motos.»

GARE DU NORD

Le nez sur le panneau affichant les horaires, des voyageurs n'ont même pas repéré ces hommes au dossard barré «sécurité» et ces policiers en arme et gilet pare-balles. Une dizaine est campée devant les deux quais du Thalys. Et il y a ceux, comme Jan, Bruxellois de 62 ans, «impressionnés par la présence policière». Il pointe du menton les trois militaires qui, de l'étage supérieur, toisent la gare. Consultant venu à Paris pour la journée, il raconte les policiers qui ont patrouillé trois fois à bord à l'aller : «C'est rassurant, ce n'est pas moi qui vais stopper un de ces cons de l'Etat islamique.» Jan s'est aussi dit que «statistiquement, ils ne viseront pas encore le Thalys». Renforcer les fouilles «comme aux Etats-Unis», il n'aurait rien contre. Mais il hausse les épaules : «Ça diminuera le risque sur ces trajets-là et les types frapperont ailleurs.» Au-dessus des grandes lignes, le terminal Eurostar. Un étage séparé avec contrôles d'identité et portiques. Anne, qui rentre à Lille, ne voudrait pas qu'on étende ce régime à tous les trains. «Personne n'apprécierait de devoir venir une heure avant le départ, ça gênerait au quotidien. Des fouilles aléatoires, pourquoi pas ? Je n'ai rien à cacher. Mais les policiers ne peuvent rien contre un fou qui pose une bombe. On se dit qu'ils sont là au moins», ajoute la quadra, salariée d'une compagnie d'assurances. Loin de l'inquiéter, l'attaque du Thalys a rendu David, magasinier de 43 ans à Douai, «confiant» : «La réaction des passagers montre que c'est difficile de faire un truc dans un train. C'est à ce moment que les gens se ressoudent, se révèlent. […] Les flics, ça peut rassurer, mais faire plus, ça tournerait à la psychose.»

Plus loin, Jacqueline, 83 ans, qui prend appui sur sa canne et sa valise, «regarde partout». Elle apprécierait le renforcement des contrôles et des patrouilles : «C'est un plus pour parer à toute éventualité. Mais on ne peut pas tout prévoir. Les policiers ont l'œil, ils peuvent en prendre un sur le fait, mais quelqu'un qui veut faire du mal trouvera les moyens.» Chacun a intégré, fataliste, la possibilité d'un attentat n'importe où, à tout moment. «Le mec qui veut faire sauter des gens pose un sac au milieu de la foule, plus de Vigipirate ne sert à rien», balaie Richard, contrôleur sur les TER traversant la Picardie. Amandine, 29 ans, ne serait pas dérangée si l'on musclait la sécurité : «Mais vu le flux, comment voulez-vous faire ?» Elle n'a pourtant guère en tête le risque d'un acte terroriste. Vendeuse dans une confiserie de la gare, elle en voit passer tous les jours, «des mecs bizarres, des psychopathes, des qui se baladent à poil. Ici, on s'est tous fait agresser au moins une fois, alors j'ai davantage peur d'un coup de couteau pour me tirer mon sac que du type armé comme un porte-avions qui est monté dans le Thalys.»

FORUM DES HALLES

Dans les couloirs bondés, des lycéens assis par terre partagent un McDo, des couples se disputent, pendant que le flux incessant de clients entre et sort du centre commercial par ses escalators. Sur l'un d'entre eux, un agent de sécurité, oreillette et talkie-walkie à la main. Un sourire ironique en coin, il affirme qu'«en tant qu'agent de sécurité, on ne sert à rien. Il faut s'y faire. On est là pour les assurances, pour que, s'il se passe quelque chose, ils puissent dire : "on avait prévu des agents."» Résigné, il explique : «Les malades, les attentats, ça fait partie de notre quotidien maintenant, il faut apprendre à vivre avec ce risque.»

Plus loin, un autre vigile se fait engueuler par un collègue. Trop «tolérant» : il est parfois mal à l'aise quand il doit fouiller dans les sacs. «Y a un côté anxiogène. Ce matin, on était trois à ouvrir les sacs, et une dame, affolée, m'a demandé : qu'est ce qui se passe, y a une bombe ?» Et puis, il comprend que les gens n'aiment pas forcément ouvrir leur besace. «C'est leur vie privée. Il peut y avoir des choses qu'ils ne veulent pas que je voie.» Pourtant, le jeune homme est bien conscient qu'il travaille dans une cible au fort potentiel meurtrier : «J'y pense le matin. Je me demande : "est-ce qu'il va m'arriver quelque chose aujourd'hui ?" Mais après j'arrive au boulot, on déconne avec les collègues, et je pense à autre chose.»

Dehors, deux employés de la Fnac des Halles font une pause cigarette. Interrogés sur une possibilité de mettre des portiques de sécurité, ils haussent les sourcils : «Mais vous avez vu le monde ? Vous avez vu comme c'est grand ? C'est impossible. Invivable.» L'employée marque une pause, puis lance : «Si un forcené veut venir avec une kalash et tirer dans le tas, il le fera. C'est le destin.» Plus loin, une jeune femme en talons est venue faire une course entre midi et deux. Visiblement pressée, elle s'agace de la question. «Des portiques ? Et puis quoi encore ? Comment on fait pour venir faire une course rapide ? On prévoit les vingt minutes d'entrée ? Il faut arrêter là, c'est pas possible de vivre comme ça.»

NOTRE-DAME DE PARIS

Il pleut à torrent devant la cathédrale, les centaines de touristes en anorak tentent de s'abriter et rangent les perches à selfie. Dans la queue, un couple de Bavarois. Une semaine après les attentats, pas question d'annuler leur voyage. «Il y a trop de choses à vivre, à voir. On ne peut pas lutter contre les réalités qui s'installent. On peut juste espérer qu'on ne se trouvera pas au mauvais endroit au mauvais moment la prochaine fois que ça tapera.»Un des agents de sécurité de la cathédrale aimerait bien qu'on installe «au moins» un portique de sécurité : «Mais le problème, c'est que ce sont des questions politiques. Des débats entre le Vatican, le ministère de la Culture, et les bâtiments de France. Un vrai bordel.»

UNE SYNAGOGUE DU IIIE ARRONDISSEMENT

La porte de la synagogue de la rue Notre-Dame-de-Nazareth est restée ouverte. Une négligence. «Mais quel danger ! Quel danger !» s'exclame la préposée à l'accueil en se précipitant pour la refermer. Vendredi soir, pour le début du shabbat, les militaires reprendront leurs factions devant le bâtiment. «Au début, après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher, les militaires étaient présents jour et nuit», explique le rabbin Haïm Torjman. Désormais, ils n'assurent la protection du lieu que lorsque la synagogue connaît un afflux de fréquentation. Lors de la célébration de grandes cérémonies, ils patrouillent dans toute la rue, alors fermée à la circulation. Même dispositif devant la petite synagogue de la rue Henri-Turot dans le XIXe arrondissement qui voisine avec une école. «Dès que les cours vont reprendre, mardi, les militaires seront présents toute la journée», constate la concierge de cet immeuble anonyme. «La sécurité est une arme à double tranchant. Cela a permis de rassurer nos fidèles, mais en même temps, c'est affligeant de voir des hommes en uniforme devant les synagogues en France, constate Haïm Torjman, et aujourd'hui on voit bien que la menace peut venir de partout.» Attablé à la terrasse d'un bar à un souffle de la synagogue de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, Marc n'est pas plus angoissé que cela. «Je ne vais pas arrêter d'aller boire un café sous prétexte qu'une bombe peut péter.» Il n'est pas le seul. Le soir, la terrasse ne désemplit pas.

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