Vingt et un juin 1969. Le Festival de Woodstock se déroulera deux mois plus tard, les Beatles ne vont pas tarder à se séparer et la révolution des mœurs bouscule tout sur son passage. Y compris la reine d’Angleterre, qui a accepté l’impensable : laisser des caméras de télévision la filmer dans sa vie quotidienne, loin du protocole et de l’apparat.
Ce soir-là, les Britanniques se sont précipités devant leur téléviseur pour regarder ensemble Royal Family, un documentaire levant pour la première fois le voile sur la personnalité d’Elizabeth II. « Nous étions tous fascinés, se souvient Paul Moorhouse, qui avait 12 ans à l’époque. On y voyait la reine raconter des blagues, organiser un barbecue, jouer avec ses enfants… »
Aujourd’hui curateur à la National Portrait Gallery et auteur il y a trois ans d’une passionnante exposition sur l’image de la reine, il voit dans ce documentaire un changement d’époque : « C’est un tournant, le moment où la reine est passée d’une image purement formelle à quelqu’un de plus humain. » Henri Pierre, le correspondant du Monde à l’époque, parle d’une « date historique » : « C’est bien l’envers du timbre-poste, du billet de banque, de la pièce de monnaie, qui est ainsi exposé. »
De rares copies ultraprotégées
Ne cherchez pas ce documentaire. Le palais l’a désormais interdit. Il en conserve les droits et n’a absolument pas l’intention de le rediffuser. « C’est un film de son temps », explique tout en litote un porte-parole de la reine, sur un ton aussi poli que glacial. Il reste seulement deux extraits sur YouTube (voir ci-dessous), diffusés dans le cadre d’un autre documentaire. Le British Film Institute en conserve bien une copie, mais elle est cadenassée à double tour. La BBC, qui en gère les droits pour le compte de Buckingham, livre un verdict sans appel : « Il est absolument impossible d’y avoir accès, même à titre privé. On reçoit régulièrement des demandes pour le voir, mais nos propres journalistes se le voient interdire. »
“J’avais eu vent d’une copie qui circulait, et j’ai pu en prendre possession. Mais je ne veux surtout pas avoir de problèmes avec le palais.” Un collectionneur privé anonyme
Un collectionneur britannique privé, qui détient une copie, se montre très embarrassé quand on le contacte. Il fait jurer de ne pas écrire son nom, avant de confier, sur le ton du complot : « J’avais eu vent il y a quelques années d’une copie qui circulait, et j’ai pu en prendre possession. Mais je ne veux surtout pas avoir de problèmes avec le palais. » Comme si le crime de lèse-majesté était encore en vigueur au Royaume-Uni… Il faudra finalement passer par l’INA, en France, pour réussir à en trouver une copie, le film ayant été diffusé sur la deuxième chaîne en décembre 1969.
Mercredi 9 septembre 2015, Elisabeth II deviendra le souverain britannique ayant le plus long règne de l’histoire, dépassant le record de son arrière-arrière-grand-mère, la reine Victoria : 23 226 jours, 16 heures et 23 minutes. Cette page d’histoire donnera lieu aux célébrations habituelles dans la presse du monde entier, qui ne manquera pas – à juste titre – de souligner l’étonnante popularité d’Elizabeth II.
L’histoire presque oubliée de Royal Family vient pourtant rappeler à quel point la « firme » royale maîtrise d’une main de fer sa communication. Tout ce qui est diffusé est savamment contrôlé et rien n’est laissé au hasard. En 1969, l’opération de communication avait pourtant été tenue pour un succès. A l’époque, la monarchie britannique traversait une crise. Le respect révérencieux pour les Windsor s’effilochait. Les mœurs avaient changé et l’image de la reine était ternie : trop froide, trop coupée des réalités. Sa lenteur à réagir à la catastrophe du village gallois d’Aberfan, en octobre 1966, quand 116 enfants et 28 adultes avaient été ensevelis sous les décombres d’une mine de charbon, avait choqué.
Des téléspectateurs subjugués
Malgré l’opposition de sa mère, Elizabeth II suggère alors de laisser les caméras de télévision la suivre. Pendant un an, l’équipe de neuf personnes du réalisateur Richard Cawston filme, recueillant quarante-trois heures de pellicules en Technicolor, coûtant l’équivalent de 3 millions d’euros actuels en frais de production. Le palais, cela va sans dire, conserve un droit de veto sur les extraits qui seront finalement montrés. Mais cela n’est pas nécessaire : dans un compromis typique des élites anglaises, le réalisateur s’est assuré que tout ce qu’il choisirait soit acceptable. Entre gens de bonne compagnie, on se comprend… Hélas !
D’après nos sources, les rushs contiennent notamment une volée d’injures du prince Philip contre les fameux corgis de sa femme, ces chiens qui lui traînaient dans les pattes. Lors de sa diffusion en 1969, le documentaire, coproduit par la BBC et Independent Television (ITV), subjugue les téléspectateurs britanniques. Il est programmé quatre fois en six mois, y compris le jour de Noël, à la place des traditionnels vœux de la reine. Au total, 70 % de la population le regardent.
Un extrait (en anglais) du documentaire “Royal Family”
Le film ne montre pourtant rien de particulièrement intime, plutôt des images de la vie quotidienne « normale » de la reine. Sur les terres du château de Balmoral en Ecosse, elle y prépare une salade. Satisfaite d’avoir terminé, elle l’annonce à son mari, qui fait griller les steaks sur le barbecue, et qui lui répond, d’un ton pince-sans-rire : « Bravo. Et ça, comme vous pouvez l’observer, ne l’est pas. »
Les Britanniques découvrent aussi que la reine peut avoir de l’humour. Autour de la table du dîner, à côté d’un jeune prince Charles à la mèche sagement peignée sur le côté, elle raconte une rencontre officielle avec un homme très petit mais avec de longs bras : « On aurait dit un gorille ! » On voit aussi la reine et son époux recevant le président américain Richard Nixon, visiblement mal à l’aise, qui ne trouve que des platitudes à échanger. « Ce qui était vraiment révolutionnaire avec ce film, c’était le fait d’entendre la reine parler, raconte l’archiviste privé. D’habitude, dans les films Pathé de l’époque, il n’y avait jamais de son. »
Le passage montrant la réception du président américain Richard Nixon
Quelques années plus tard pourtant, Elizabeth II va changer d’avis. A force d’être trop humaine, la reine voit le « mythe » qui l’entoure s’effriter. En 1977, les Sex Pistols provoquent le scandale en chantant God save the queen, she ain’t no human being (« Que Dieu sauve la reine, elle n’est pas une personne humaine »). Royal Family est aujourd’hui rangé dans les cartons, et les précieux rushs encore plus. Et personne n’a plus jamais vu la reine en train de fatiguer une salade…
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