Comme tous les deuxièmes mardis du mois, une queue d'une soixantaine de personnes s'est formée sur le trottoir, dès 8 heures du matin. Sous un soleil estival déjà mordant, des femmes en sari, d'autres voilées, des jeunes mères de famille, des hommes de tous âges patientent devant un immeuble banal de ce quartier sans charme d'Arlington, une ville chic de Virginie qui jouxte Washington.
Venus des quartiers populaires de la ville, ces gens ne sont pas tous malades, mais tous s'inquiètent pour leur santé. Exclus pour des raisons diverses du système de protection institué par Barack Obama en 2010 avec l'Affordable Care Act (ACA), autrement dit l'Obamacare, ils tentent ce matin-là le tout pour le tout : obtenir, par tirage au sort, la chance d'être pris en charge par la Free Clinic d'Arlington, une institution financée par des dons privés qui, depuis vingt et un ans, offre aux plus démunis une assurance santé et un accès gratuit aux soins.
Car, malgré les progrès apportés à plus de 16 millions d'Américains par l'Obamacare, plusieurs dizaines de millions de personnes vivant aux Etats-Unis (11 % de la population) traversent toujours la vie et ses accidents sans couverture maladie. « Même s'il n'a pas tout résolu, l'Obamacare a vraiment amélioré la situation », assure Jody Steiner Kelly, la responsable administrative de la Free Clinic. « Mais, malheureusement, nous aurons toujours du travail », ajoute-t-elle, convaincue du bien-fondé de ce système obstinément remis en cause par les républicains américains — au premier rang, les candidats à l'élection présidentielle de 2016, qui, lors du premier débat des primaires, le 6 août, ont tous promis de l'abroger une fois élus.
Fakisa, 41 ans, arrivée d'Erythrée en 2004, a poussé les portes de la Free Clinic il y a deux mois sur les conseils d'un ami. Comme nombre de demandeurs d'emploi, cette frêle employée de commerce au chômage n'a plus aucune protection sociale depuis des mois. Lors de sa première participation à la « loterie », son numéro n'a pas été retenu. Aussi Fakisa a-t-elle décidé de revenir à la charge. Et bien lui en a pris. Sous une salve d'applaudissements et avec des soupirs de soulagement, Jody Steiner Kelly annonce que ce jour-là tous les candidats éligibles seront admis, sans tirage au sort.
Son assistante hispanophone traduit et de nouveaux sourires éclairent des visages jusque-là inquiets. Parce qu'ils ont trouvé un employeur qui finance leur assurance santé, parce qu'ils ont déménagé, parce qu'ils ont pu basculer dans le système fédéral, plusieurs dizaines de personnes ont quitté le dispositif de la Free Clinic, libérant des places. « Nous gérons en moyenne 1 700 personnes, prises en charge par quelque 170 médecins de toutes spécialités, qui travaillent bénévolement », détaille l'énergique quinquagénaire, qui a institué le tirage au sort, en 2007, dès les premiers effets de la crise économique. « Les listes d'attente s'allongeaient et on s'est dit que le tirage au sort était le moins injuste des systèmes. » Certains mois, plus de cent personnes se disputent une vingtaine de places.
Pallier aux injustices du système
C'est l'Amérique laissée sur le bord du chemin que Jody Steiner Kelly voit défiler dans les locaux accueillants de la Free Clinic, où trônent en bonne place des affiches avec le nom des donateurs et le montant de leur chèque. Une grande partie des bénéficiaires (70 %) est constituée par l'armée des working poors, ces travailleurs pauvres qui ne peuvent consacrer ne serait-ce que 5 % ou 10 % de leurs maigres revenus à une assurance santé. « Nous acceptons aussi les sans-papiers, les sans-abri, les gens trop pauvres pour se payer une assurance mais pas assez pour bénéficier du Medicaid [le système de protection prévu pour les plus démunis], ceux qui n'ont toujours pas compris comment fonctionne l'Obamacare... et ceux que nous envoie l'hôpital public après les avoir traités aux urgences ! », énumère cette professionnelle, consciente de pallier, à son niveau, les injustices et imperfections du système de santé américain.
Fatiha, une Américaine d'origine tunisienne de 42 ans, et Zainah, une Soudanaise de 58 ans, sont pour l'instant passées à côté des bienfaits de la réforme. Un voile léger posé sur les cheveux, Zainah remercie Dieu en arabe pour son « jour de chance ». Aux Etats-Unis depuis dix-sept ans, son anglais est hésitant et sa santé déclinante : problème de vue, hypertension... Elle escorte les voyageurs en fauteuil roulant à l'aéroport pour 7 dollars de l'heure, ce qui ne lui permet pas de s'offrir une assurance-maladie. « Parfois, les médecins me font une ristourne, mais ça reste cher », témoigne-t-elle, en dépliant la longue liste des médicaments qu'elle doit acheter chaque mois.
L'accès aux soins de la Free Clinic soulagera ses maux et son budget. Fatiha, elle, « [s]e porte bien », mais cette employée de restaurant, arrivée de Tunisie il y a cinq ans, souhaiterait faire un check-up. La dernière prise de sang de son mari, au chômage, leur a coûté 400 dollars. Elle en gagne 1 000 par mois. Cette ancienne enseignante d'arabe tente de garder le sourire mais reconnaît qu'il lui arrive d'envier l'une de ses sœurs, installée à Lyon... Fakisa l'Erythréenne n'avait pas vu de docteur depuis trois ans. Les yeux pétillants, elle envisage de prendre rendez-vous « au plus vite » avec « un gynéco, un ophtalmo et un spécialiste de la thyroïde ». La Free Clinic lui fournira les adresses. Mais cette expérience lui a confirmé que pour tirer profit du rêve américain, mieux valait être chanceux et en bonne santé.
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