Ecole : ma mixité va craquer

Indispensable à une école plus performante, la mixité sociale, prônée par l'Education nationale, reste illusoire. En France, les résultats des élèves sont désespérément déterminés par leur milieu d'origine.

Par Marc Belpois

Publié le 31 août 2015 à 08h01

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h49

Au printemps dernier, elles se sont révoltées. Ces mères du Petit Bard, un quartier (très) populaire de Montpellier, en ont eu assez que leurs préados soient systématiquement affectés à Las-Cazes, un collège où tous les élèves sont à leur image : une origine maghrébine, une condition modeste. Alors, elles sont passées à l'action : formation d'un collectif, occupation dix-sept jours durant des écoles voisines. « Non au ghetto, oui à la mixité ! », hurlaient leurs banderoles. « On aimerait bien que sur les photos de classes, il y ait des petits blonds ou des petits roux assis à côté de nos enfants », lançaient-elles aux journalistes, toujours plus nombreux à venir interroger ces mères indignées, voilées pour la plupart, et dont le combat résonnait singulièrement dans la France de l'après-Charlie. Ecoutées avec compassion tout au long de leur lutte — qui les a menées jusque sur le plateau du Grand journal de Canal+ un jour de juin —, elles ont pu mesurer l'ambiguïté de cette notion de mixité sociale. En principe, tout le monde ou presque la souhaite. Mais en principe seulement.

Sinon, comment expliquer les records d'injustice que bat la France ? Notre système éducatif est l'un des plus inégalitaires de l'OCDE. Rares sont les pays développés où les résultats scolaires des élèves sont aussi fortement déterminés par leur origine sociale. Oui, cette prouesse froisse sévèrement notre ego républicain. Elle laisse pantois, aussi : qu'a-t-on fait pour produire cela ? Non seulement notre école est largement gratuite, mais depuis trente ans, la politique d'éducation prioritaire est censée redoubler d'efforts dans les territoires où se concentrent les difficultés. Pourtant les faits sont là : les deux tiers des enfants d'enseignants ou de cadres obtiennent un diplôme supérieur, contre seulement 12 % d'enfants d'ouvriers non qualifiés. Et chaque année cent quarante mille élèves, très majoritairement de milieu modeste, sortent du système sans diplôme du tout.

Un système à plusieurs vitesses

Or si les dés sont pipés, les perdants le savent. « Rien ne serait pire pour l'unité d'une classe d'âge et sa capacité à vivre ensemble qu'une dérive irrépressible et irréversible des exigences et des contenus scolaires », mettent en garde les sociologues François Dubet et Marie Duru-Bellat dans un petit livre percutant (1). Cela reviendrait à entériner, de façon plus ou moins tacite, un système à plusieurs vitesses selon les populations, principe difficilement défendable et par conséquent choquant. La mixité sociale ne constitue donc pas un choix parmi d'autres mais une nécessité. C'est la condition sine qua non d'une école plus juste, mais aussi plus performante. Le meilleur moyen de relever le niveau général ? Toutes les études sont formelles, il faut mélanger les élèves, comme le font les Scandinaves ou les Canadiens : les plus faibles éléments d'une classe sont bien davantage tirés vers le haut que les plus forts ne le sont vers le bas. Il s'agit également de former les enseignants à l'art délicat d'œuvrer dans des salles disparates, en favorisant la collaboration plutôt que la compétition.

“Chacun de nous préfère l'inégalité dès qu'il s'agit de ses propres enfants”

Si tout est si clair, où est le problème ? Il y a que les parents sont des animaux un rien ambivalents. « Même si nous sommes collectivement très attachés à l'égalité scolaire, chacun de nous préfère l'inégalité dès qu'il s'agit de ses propres ­enfants », expliquent Dubet et Duru-Bellat. Parce que nous « stressons » terriblement. C'est la crise, bon sang ! Les cancres d'aujourd'hui pourraient bien faire les chômeurs de demain, pas question de risquer l'avenir du rejeton au nom de la cohésion nationale. Résultat, une proportion toujours plus importante de parents remuent ciel et terre pour inscrire leur progéniture dans la « bonne » école. Pas forcément celle flambant neuve ou dotée d'une cantine quatre étoiles, mais assurément celle qui accueille le « bon » type d'élèves, c'est-à-dire des enfants irradiés à la maison d'ondes culturellement positives, jugées propices à l'apprentissage.

Rectifions : toute la France n'est pas engagée dans une quête effrénée de l'établissement socialement compatible. Dans les beaux quartiers, où l'on vit en vase clos, la carte scolaire — qui contraint les élèves à intégrer l'école de leur secteur — préserve de toute « invasion barbare ». A l'autre bout du spectre, dans les « ghettos », cet « apartheid territorial, social, ethnique », selon les mots de Manuel Valls — lors des vœux à la presse en janvier dernier —, on croit encore au mythe républicain d'une même école pour tous, vouée à élever les plus « méritants ». Mais surtout on maîtrise mal les combines qui permettent de contourner les règles. En milieu rural, enfin, lorsqu'un seul établissement se profile à trente kilomètres à la ronde, on fait avec.

Tiraillés par un dilemme

C'est dans les territoires où se côtoient ouvriers, profs et cadres que la question de la mixité sociale se pose le plus. Les classes moyennes supérieures sont passées maîtres en stratégies d'évitement : déclaration d'une fausse adresse ou achat d'un studio près de l'école convoitée, inscription dans le privé ou, plus radical, déménagement de toute la famille. « Près d'un enfant sur trois échappe au collège public de son quartier, constate Arnaud Parienty, professeur et auteur d'un ouvrage sur les dérives de notre système éducatif (2) . Et ces moyennes sont largement dépassées dans certains endroits. La ville de Montreuil, qui jouxte Paris à l'est, ne compte par exemple que vingt-deux classes de seconde, alors que cette commune de cent mille habitants en recenserait le double si tous les jeunes y étaient scolarisés. Où sont passés les élèves manquants ? » Dans la capitale, sans doute, qui offre une palette de collèges et de ­lycées autrement fréquentés.

Mais comment en vouloir à ces parents « resquilleurs » ? Comme l'explique la sociologue Agnès Van Zanten, nombreux sont ceux tiraillés par ce dilemme : « soit je suis un bon parent, je privilégie la réussite individuelle de mon enfant en le plaçant dans le meilleur établissement possible ; soit je suis un bon citoyen, je le mets dans l'école du quartier quitte à sacrifier sa scolarité ». Dramatisent-ils quelque peu la situation ? Reste que leur choix est vite fait — à commencer par les enseignants, deux fois plus nombreux à scolariser leurs enfants dans un collège public autre que celui de leur secteur. « Ils sont aidés par le palmarès des lycées, publié chaque ­année par le ministère en mars, note ­Arnaud Parienty. Que Le Figaro traduit de manière limpide par ce titre : "Où faut-il habiter pour réussir à l'école ?" »

Qu'il est ambigu, ce système éducatif qui d'un côté classe les établissements, provoquant la fuite des meil­leurs éléments des zones où ils sont précieux ; et qui de l'autre appelle de ses vœux la mixité ­sociale. Comme s'il n'avait jamais vraiment tranché entre ses deux vocations : développer les talents des plus doués et offrir un bon niveau d'éducation à toutes ses ouailles. « Le problème n'est pas que l'école ait le souci, légitime, de former une élite, affirment Dubet et Duru-Bellat, mais qu'elle oriente tout son fonctionnement en ce sens, en disqualifiant ceux qui n'excellent pas dans les disciplines qu'elle privilégie. »

L'établissement expérimental Clisthène de Bordeaux. Un collège qui réunit toutes les classes sociales.

L'établissement expérimental Clisthène de Bordeaux. Un collège qui réunit toutes les classes sociales. Photo : Rodolphe Escher pour Télérama

Apprentissage au rabais ?

C'est pourtant pour favoriser la réussite du plus grand nombre que dans le cadre de la réforme du collège (appliquée à la rentrée 2016) Najat Vallaud-Belkacem, la ministre de l'Education, a souhaité supprimer les sections bilangues, européennes, et les options latin et grec. Près de la moitié des collèges de France proposent l'une ou l'autre de ces « filières cachées », comme disent les chercheurs. « Ces classes porteuses de ségrégation sont particulièrement répandues parmi les écoles publiques ayant un établissement privé parmi leurs deux plus proches concurrents », souligne un rapport (3) de l'Institut des politiques publiques sur la mixité en Ile-de-France. Alors que faire : conserver ces classes de niveau, une école à l'intérieur de l'école certes, mais qui a l'avantage de retenir les meilleurs éléments ? Ou jouer la carte de la mixité, avec le risque de provoquer un exode massif vers le privé ?

Le choix est d'autant plus cornélien qu'il est explosif. La suppression des options latin et grec, en particulier, échauffe furieusement les esprits, et bien au-delà des cercles conservateurs. Pourquoi diable, s'écrie-t-on, amputer la jeunesse de cette part de nous-même, de cet héritage antique qui fonde la langue française, notre identité européenne, et nous forme à l'exercice de la critique et à la relativité des moeurs ? La ministre a beau assurer que, avantage de sa réforme, les langues et les cultures de l'Antiquité seront désormais enseignées à tous les élèves, nombreux sont ceux qui n'y voient qu'un apprentissage au rabais.

Convaincre plutôt que de contraindre

Quoi qu'il en soit, il faut agir, et avec force, avertit un rapport (4) du Conseil national d'évaluation du système scolaire (Cnesco) publié en juin dernier. Dénonçant « un quasi-­immobilisme des politiques publiques sur la mixité sociale à l'école en France depuis quarante ans », il préconise en particulier : de réajuster la carte scolaire dans certains territoires, de former les enseignants aux classes hétérogènes, d'inciter le privé sous contrat à accueillir un public plus divers... Il assure par ailleurs : « une politique de mixité sociale ne fonctionne que si les parents y adhèrent ».

De fait, n'est-il pas vain de vouloir contraindre le choix de ceux qui vivent comme une injustice cette injonction de scolariser leurs enfants dans une école qu'ils jugent n'être « pas à la hauteur » ? Dubet et Duru-Bellat suggèrent de concentrer les efforts sur l'offre scolaire. « Assurer une égalité de la qualité de la scolarisation et des chances de réussir dans tous les établissements est la meilleure manière de tuer dans l'œuf les "bonnes raisons" qu'ont les familles de fuir certains établissements, ceux où pas un enseignant n'imaginerait scolariser son enfant. » Facile à dire ? Des établissements expérimentaux (lire notre reportage) montrent peut-être le chemin à suivre.

(1) Dix Propositions pour changer d'école, éd. du Seuil, 128 p., 14,50 €.

(2) School Business, comment l'argent dynamite le système éducatif, éd. La Découverte, 250 p.

(3) « La Mixité sociale et scolaire en Ile-de-France : le rôle des établissements ».

(4) « Mixités sociale et scolaire à l'école, les préconisations du Cnesco ».

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