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Billet de blog 30 août 2015

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Revirements symétriques : De l’influence du « lundi noir » chinois sur le sort de la démocratie en Europe

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La crise boursière chinoise serait-elle une chance pour la démocratie en Europe ? Afin de soutenir cette proposition apparemment saugrenue, il faut d’abord rappeler le motif des angoisses suscitées par l’économie chinoise.

Depuis quelques années, les autorités de Pékin ont entrepris d’infléchir le modèle de développement de leur pays – jusque là essentiellement axé sur les exportations. Également préoccupées par les incertitudes pesant sur la consommation au sein du monde développé et par la concurrence de plus en plus féroce que leur livrent les autres nations émergentes, elles ont résolu de miser davantage sur la demande intérieure pour soutenir la croissance.

Toutefois, la prudence a incité les dirigeants du Parti Communiste chinois à calibrer l’inflexion de leurs priorités : tant le souci de préserver leur compétitivité internationale en termes de coût du travail que la volonté de stimuler le marché intérieur au plus vite les ont en effet décidés à privilégier la stimulation des dépenses d’une classe moyenne déjà en plein essor au détriment du pouvoir d’achat de la masse des salariés – d’autant qu’en règle générale, l’amélioration du sort de la classe ouvrière incite celle-ci à se montrer plus exigeante en matière de droits civiques et sociaux.

 Autrement dit, à l’instar des Etats-Unis, du Royaume Uni ou encore de l’Espagne au tournant du millénaire, c’est par le gonflement du crédit à la consommation, et plus particulièrement du financement de l’accès à la propriété, que la Chine a voulu relancer son économie à un moment où les performances de ses industries exportatrices semblaient atteindre un plateau.

Or, les mêmes causes produisant souvent les mêmes effets, la bulle immobilière n’a guère tardé à éclater. En outre, sur cette déflagration interne, s’est greffée la défiance du monde extérieur : car en dépit des efforts déployés les pouvoirs publics chinois pour ne pas réduire les égalités, les investisseurs internationaux n’ont pu s’empêcher de spéculer sur une augmentation prochaine des revenus salariaux dans le secteur industriel, ce qui les a aussitôt amenés à retirer une partie de leur mise.

Confronté à ce double échec, le régime de Pékin a réagi comme le font leurs modèles occidentaux, c’est-à-dire en injectant des liquidités et en soutenant leur dette publique. Reste qu’aux yeux des analystes les plus influents, ces mesures d’urgence ne suffiront pas à ramener la confiance : aussi la persistance des problèmes rencontrés par l’économie chinoise va-t-elle rapidement se traduire par un retour, au moins temporaire, au modèle de développement antérieur. Autrement dit, le PCC ne ménagera pas sa peine – et encore moins celle des travailleurs chinois – pour relancer les exportations : la récente dévaluation du Yuan est, à cet égard, l’ébauche d’une offensive tous azimuts.

Du côté de l’Union Européenne, et singulièrement de l’Allemagne, l’incidence du revirement chinois est tout sauf négligeable. Pour le comprendre, il importe de rappeler que la stratégie économique allemande a elle aussi connu une inflexion au cours de la dernière décennie. Longtemps, la dernière grande puissance industrielle de l’espace euro-atlantique a fondé son hégémonie continentale sur la délocalisation de ses unités de production dans les régions d’Europe centrale et orientale, où le travail était peu coûteux, mais aussi sur l’octroi de subventions aux consommateurs d’Europe du Sud, lesquels étaient encouragés à s’endetter en sorte d’acquérir les produits venus d’outre Rhin.

Cependant, à mesure que la productivité a cessé d’être l’atout majeur de l’industrie allemande, les autorités de Berlin ont modifié leur cap. Alors qu’aux Etats-Unis, la Grande Récession décidait les pouvoirs publics à favoriser un peu la reprise de l’activité économique, au sein de l’UE – et plus particulièrement de l’Eurogroupe – le gouvernement allemand obtenait des ses partenaires qu’ils transfèrent à leurs administrés – sous forme de rigueur budgétaire et de compression des salaires – le renflouement des institutions financières sevrées de liquidités par la crise de 2008.

Désireux de préserver ses avantages acquis, le gouvernement allemand a pour ainsi dire « gelé » les positions au sein de l’espace européen en y faisant régner une austérité sans faille. Le carcan des « réformes structurelles » assurait à l’Allemagne le maintien de sa position dominante – en empêchant ses rivaux potentiels de se relancer par des investissements à long terme ou par un accroissement de la consommation, et en conservant un réservoir de travail bon marché dans son hinterland central européen. En revanche, du fait de l’appauvrissement rapide des pays du Sud de l’Europe, le maintien des politiques d’austérité la privait de sa clientèle méridionale.

Toutefois, du point de vue des dirigeants allemands, le tarissement du commerce avec la Grèce, l’Italie, l’Espagne ou le Portugal était largement compensé par la croissance de la demande intérieure – et donc des importations – dans les pays émergents, et tout particulièrement en Chine. Le principe de subordination de la souveraineté populaire aux conditions fixées par les détenteurs de la dette publique d’un État – celui-là même dont les Grecs viennent de faire la cruelle expérience – pouvait donc s’appliquer aux pays les plus vulnérables de la zone euro sans causer de dommage aux exportateurs allemands.

Or, c’est bien ce meilleur des mondes ordolibéraux que la Chine risque de mettre en péril s’il se confirme que ses gouvernants vont désormais s’efforcer de conjurer la méfiance qu’inspire l’état de leur économie en recouvrant une part de leur puissance exportatrice – et, ce faisant, en limitant l’accès de leur marché intérieur aux entreprises étrangères. Car dès lors que les dirigeants chinois réduisent temporairement le crédit à la consommation pour permettre à leurs exportateurs de reprendre la guerre des coûts et des prix, contraignant aussitôt les autres économies émergentes à relever le défi, Berlin risque bien de devoir se résoudre à un revirement symétrique – soit à rendre aux consommateurs européens les moyens d’acheter à nouveau des produits allemands.

Une fois les peuples européens redevenus plus utiles en clients qu’en victimes expiatoires de la sacralité des traités, les propositions aujourd’hui blasphématoires, telles que l’effacement partiel des dettes publiques et la stimulation de la demande des ménages, retrouveront soudain droit de cité – et avec elles la possibilité de rééquilibrer le rapport de force entre électeurs et créanciers. À son corps défendant, la Chine aux abois aura alors œuvré à la restauration de la démocratie européenne.

Comme toutes les hypothèses relatives à l’incidence d’une panique boursière, celle qui précède relève de la spéculation. D’autres raisonnements, esquissant des futurs proches très différents, sont certainement au moins aussi plausibles. Reste que la formulation de ces scénarios n’est pas sans effet sur leurs chances de se réaliser. En l’occurrence, pour que le « lundi noir » qu’ont connu les places boursières chinoises débouche sur une crise du modèle économique et social auquel le gouvernement d’Angela Merkel et ses affidés de la BCE assujettissent l’Europe, il est nécessaire et peut-être même suffisant que des oracles reconnus comme tels par les marchés financiers relaient la rumeur selon laquelle les exportations allemandes auront à souffrir des orientations à venir de l’économie chinoise.

Que l’évolution politique de l’Union européenne dépende davantage des paris de quelques spéculateurs que du vote massif d’un peuple est certes révélateur du délabrement de la démocratie sur le vieux continent. Cependant, plutôt que de se borner à déplorer les ravages du capitalisme financiarisé, il incombe aux démocrates d’investir pour leur compte l’univers enchanté des fabricants de prophéties auto-réalisatrices. Lorsque l’adversaire est hégémonique, n’est-ce pas sur son terrain que se remportent les batailles décisives ?

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