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Pourquoi est-il difficile d’assurer 100 % de viande française au menu des cantines ?

Cette revendication des éleveurs, qui manifestaient jeudi, se heurte à des obstacles financiers et réglementaires, même si les initiatives locales se multiplient.

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Publié le 02 septembre 2015 à 19h05, modifié le 04 septembre 2015 à 09h38

Temps de Lecture 6 min.

La cuisine centrale de Rouen développe depuis 2011 l'approvisionnement local, comme la viande de bœuf utilisée dans la bolognaise.

Macédoine de légumes, spaghettis bolognaise, yaourt sucré et raisins : rien de révolutionnaire dans le menu servi jeudi 3 septembre aux 7 000 écoliers de Rouen et de Bois-Guillaume (Seine-Maritime). Pourtant, dans la sauce préparée le mardi par la cuisine centrale, il y a de la « fierté de travailler avec les gens du coin » : les oignons, les carottes et le bœuf ont tous été produits en Haute-Normandie. « La viande a été hachée ici, de 6 heures à 10 heures du matin avant de cuire pendant deux heures, explique l’un des cuisiniers, Jean-Paul Delmas, en agitant son fouet dans une cuve en inox de 300 kg. Avant, on achetait du surgelé, on le sortait des sachets et ça cuisait plus vite, mais il y avait deux centimètres de gras sur le dessus. Maintenant, c’est de meilleure qualité. »

Pour soutenir l’agriculture locale, la cuisine centrale de Rouen achète 50 % de ses produits (viande, fruits et légumes, produits laitiers, farine) issus de filières courtes, bio ou durables. Un choix amorcé en 2011, lorsque la municipalité a repris la gestion directe auparavant concédée à Elior. « On reste sur un budget constant, en réinjectant l’équivalent des bénéfices du groupe dans le contenu de l’assiette », explique le directeur, Dominique Maupin. Certains aliments coûtent moins cher en passant par une association de producteurs, nommée « Local et facile », que par l’ancienne centrale d’achat. Mais ce n’est pas le cas de la volaille, du porc et surtout du bœuf. « Si on compare avec de la viande d’Allemagne, des Pays-Bas ou d’Espagne, on varie du simple au double ». Pour lisser les surcoûts, la cuisine centrale achète du bœuf « à l’équilibre » : elle commande chaque mois une douzaine de bêtes à l’abattoir, qu’elle paie 9 euros le kilo toutes pièces confondues. La viande sera servie à trois repas, sous forme de rôti pour les morceaux nobles, de bourguignon pour la qualité intermédiaire puis de viande hachée (sous forme de bolognaise ou hachis) pour les bas morceaux.

« Un débouché de plus »

Pour Frédéric Dutot de la GAEC du Chapon à Bois-Guillaume (76), le circuit-court pour la viande et la vente à la ferme sont des compléments de revenus bienvenus en pleine crise laitière.

Le bœuf servi dans les cantines de Rouen est payé 8 centimes de plus le kilo à l’éleveur que le prix de base à l’abattoir. Pour une vache de réforme de 300 kg, le bonus atteint 25 euros. Un complément de revenus minime, mais non négligeable pour le GAEC du Chapon, un élevage laitier de Bois-Guillaume, près de Rouen, qui envoie chaque année 100 vaches à l’abattoir, dont un tiers via ce type de filières. « C’est un débouché de plus. Toutes ces petites plus-values nous permettent de payer les charges, estime Frédéric Dutot, un des associés de la ferme, qui compte manifester son inquiétude jeudi à Paris. On a de plus en plus de mal à régler les factures, surtout l’aliment et le vétérinaire, alors que le prix du lait baisse. La trésorerie est à zéro. On fait des emprunts à court terme, en espérant pouvoir rembourser. On travaille pour rien. » Ses jeunes enfants fréquentent la cantine de Bois-Guillaume. « S’ils mangent nos bêtes, on ne peut être que satisfaits. C’est ça le développement durable. »

Assurer 100 % de viande locale dans une cantine, comme le fait Rouen, est loin d’être la norme. Une étude de l’Institut de l’élevage estime qu’en moyenne, seulement 25 % du bœuf servi par les entreprises de restauration collective est français, et 70 % issu de l’Union européenne. D’autres chiffres, repris par le ministère, évoquent jusqu’à 80 % de viande importée.

Les principaux intéressés contestent, mais ne donnent pas des chiffres détaillés sur la restauration scolaire. Sur l’ensemble de ses restaurants (scolaires et entreprises), Sodexo affirme acheter 90 % de porc, 85 % de volaille et plus de 50 % de bœuf français. Elior évoque 69 % de viande fraîche et 53 % de surgelés provenant de France. Compass group (Eurest) n’a pas répondu à nos sollicitations. Restau’co, qui représente les cantines en régie directe (60 % du marché) n’a pas de chiffres disponibles. « La viande fraîche est en grande partie française, avance son président, Eric Le Pêcheur. Il y a plus de difficulté pour le surgelé, et pour les produits transformés, on ne sait pas du tout. Cette opacité est un vrai problème. On peut tous faire un effort pour faire mieux, mais la viande française est plus chère. »

« Les entreprises affichent leur volonté d’acheter français, mais les coûts montent beaucoup pour la viande, explique Yoan Robin, doctorant à La Sorbonne et à Agroparitech, qui réalise une thèse sur l’organisation des filières d’approvisionnement dans les cantines scolaires. Il est difficile d’avoir du local car les abattoirs sont moins nombreux en France qu’en Allemagne et beaucoup plus chers. Parfois, l’argument financier semble dérisoire, quelques centimes de plus pour un repas qui coûte 8 euros tout compris (cuisine, transport, service). »

« Sur le fil du rasoir au niveau juridique »

Les yaourts de la Ferme des Peupliers à Flipou (Eure) sont produits en circuit court et répondent à un cahier des charges précis pour intégrer les menus des cantines scolaires.

L’autre blocage à l’approvisionnement français est réglementaire. Pour répondre aux règles européennes, le code des marchés publics interdit toute mention de provenance, qu’elle soit nationale ou locale, lors des appels d’offres. Impossible pour une cantine de demander noir sur blanc du porc ou du bœuf français. Le décret a été modifié en 2011 pour introduire la notion de « circuit court », avec un seul intermédiaire… mais pas encore de notion géographique. A l’automne 2014, le ministère de l’agriculture a publié un guide pratique pour permettre d’atteindre l’objectif de 40 % de produits de proximité dans la restauration collective en 2017. Plus de 90 pages qui détaillent comment identifier les producteurs locaux et rédiger des appels d’offres sur mesure pour qu’ils y répondent. « On peut réduire l’offre par des subterfuges, en exigeant certaines races, certaines chartes, en demandant que les animaux soient nés, élevés et abattus dans le même pays, ou que les enfants puissent visiter les fermes, détaille Eric Le Pêcheur, de Restau’co. On a l’impression d’être sur le fil du rasoir, au niveau juridique, mais tout le monde le fait. » Pour l’Association des maires de France (AMF), le décret de 2011 « est trop méconnu et complexe à mettre en œuvre notamment par les petites communes ». Dans une lettre ouverte adressée en juillet au président de la République, François Hollande, l’AMF appelle à « des solutions juridiques durables ».

Les règles complexes des appels d’offres posent aussi problème aux producteurs. Pour Christelle Lefevre, de la Ferme des peupliers, à Flipou (Eure) qui fournit la ville de Rouen en yaourts locaux et bios, développer les circuits courts « nécessite des investissements importants, et la capacité d’avoir quatre métiers, cultivateur, éleveur, transformateur et commercial. Répondre aux appels d’offres, c’est presque un cinquième métier ». Elle passe donc par une association de producteurs, Local et facile, pour répondre aux appels d’offres. Arnold Puech d’Alissac, président de la FDSEA de Seine-Maritime, a lancé cette structure pour « qu’on retrouve les bons produits des marchés dans les cantines » et pour que « les choix politiques bénéficient à l’emploi local ».

Débouché marginal

Pour faciliter cette mise en relation entre producteurs et cantines, les conseils départementaux de la Drôme et du Puy-de-Dôme ont créé un outil sur Internet, Agrilocal. « Notre plateforme est en conformité avec le code des marchés publics, adaptée aujourd’hui pour des commandes jusqu’à 90 000 euros, détaille Nicolas Portas, coanimateur de l’association. Elle permet aux intendants des cantines de faire des appels d’offres dématérialisés sans lourdes procédures administratives. Les producteurs peuvent répondre en deux clics de souris. » Les agriculteurs sont aussi incités à transformer leurs produits sur place et aidés pour obtenir les agréments sanitaires. « L’objectif n’est pas d’écouler toute la production à la restauration collective, mais de leur assurer un fonds de roulement régulier de 20 à 30 % du chiffre d’affaires ». Créée en 2011, l’association Agrilocal existe aujourd’hui dans une trentaine de départements français. En parallèle, de plus en plus de villes se lancent dans le local : Amiens, Gaillac, Cannes, Nice, certains arrondissements de Paris…

Le marché des cantines scolaires reste un débouché marginal pour l’agriculture française, mais l’enjeu est surtout symbolique. « L’Etat exige des garanties sanitaires, environnementales, sociales. C’est absolument choquant qu’il ne donne pas aux jeunes des produits qui ne relèvent pas de la même réglementation », estime Guillaume Roué, président de l’interprofession nationale porcine. Pour Yoan Robin, sur le plan économique, se concentrer sur la restauration collective risque de segmenter le marché entre ceux qui pourront valoriser leur viande et bénéficieront « un mini-monopole protégé », et les autres éleveurs qui resteront dans une logique d’exportation « et auront toujours le même problème » de compétitivité. « L’écotaxe, qui sanctionne le nombre de kilomètres parcourus, serait un meilleur moyen pour sanctionner davantage les Allemands que les Bretons ».

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