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« Les réfugiés d’aujourd’hui me rappellent mon père fuyant le nazisme »

Comment ne pas avoir honte pour l’Europe qui, Allemands mis à part, est incapable de tirer les leçons de sa propre histoire ? s’interroge l’essayiste Guy Sorman dans une tribune au « Monde ».

Publié le 02 septembre 2015 à 12h38, modifié le 07 septembre 2015 à 10h35 Temps de Lecture 4 min.

La police hongroise tente de forcer les quelques 500 passagers d'un train en direction de la frontière autrichienne à regagner un camp de réfugiés, en gare de Bicske vendredi 4 septembre.

Il est parfois nécessaire de comparer ce qui n’est pas comparable. Ne serait-ce que pour éveiller les consciences anesthésiées. Entre 1933 et 1940, plusieurs millions de réfugiés échappés d’Allemagne, de Pologne, des pays baltes, fuyant le nazisme, se heurtèrent à des frontières fermées. Ils s’appelaient Nathan, Samuel ou Rachel. Nathan, par exemple, prescient, fuit l’Allemagne dès l’été 1933, cinq mois après la prise de pouvoir d’Adolf Hitler. Il veut partir pour les Etats Unis : refus de visa. Il tente l’Espagne, également refusée. Un peu par hasard, il échoue en France qui ne l’accueille pas mais ne le refoule pas non plus. Ce n’est qu’à partir de 1938 que le gouvernement Daladier, issu de la chambre du Front populaire, livra aux Allemands les juifs qui tentaient de passer en France.

Nathan survécut au régime de Vichy, en rejoignant dans les Pyrénées les rangs – clairsemés – de la Résistance, aux côtés de républicains espagnols, rescapés de la guerre civile. Nathan avait dix frères et sœurs, tous assassinés dans les camps de concentration nazis et sa mère, morte de faim dans le ghetto de Varsovie. Ces six millions de victimes de la Shoah ne suscitèrent pas – en dehors du peuple juif – une grande émotion, jusqu’au procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961.

Auparavant, l’extermination des juifs avait été immergée dans l’inconscient collectif, comme une sorte d’accident collatéral de la guerre mondiale. Franklin Roosevelt et Winston Churchill, informés de leur situation, dès 1933, avaient toujours refusé que ce que l’on n’appelait pas encore la Shoah, ne les détourne de leur stratégie globale, la défaite des nazis et l’alliance avec le régime de Joseph Staline.

Les réfugiés d’aujourd’hui

Venons-en à ce qui n’a aucun rapport avec ce qui précède : la fuite, par millions, des réfugiés de Syrie, d’Irak et d’Erythrée. Sans rapport parce que Latifa, Ali et Ahmed ne sont pas massacrés avec la même efficacité industrielle que le furent Samuel, Nathan et Rachel ? Sans rapport pourquoi ? Devrait-on croire que ceux-là courent le risque de se noyer dans la Méditerranée, de mourir étouffés dans un camion, de crever de soif sur une route grecque, parce qu’Ali, Latifa et Ahmed sont des touristes ou trivialement à la recherche d’un emploi en Angleterre ?

Non, eux aussi fuient l’extermination : ils prennent le risque de mourir noyés parce qu’ils savent que l’alternative c’est d’être gazé, mitraillé, bombardé, affamé. Ce n’est pas la Shoah. Ou n’est-ce pas encore la Shoah ? Comment, d’ici quelques années, nommera-t-on cette marée humaine qui déferle vers l’Europe ? Comment justifiera-t-on dans nos livres d’histoire et nos lamentations officielles cet exode que les Européens, les peuples et leurs gouvernements, tentent de réduire à une « crise » technique qui exigerait seulement quelques ajustements légaux dans la définition du statut de réfugié ?

Si Nathan était encore en vie, je ne doute pas un instant de ce qu’il reconnaîtrait en Ali ou Ahmed, son propre visage, son propre destin, sa propre détresse. Nathan reconnaîtrait tous les arguments qui, en son temps, lui furent opposés à ces mêmes frontières : la situation économique en Europe de l’Ouest ne permettait pas de l’intégrer, l’opinion publique n’était pas favorable aux étrangers, les juifs et autres métèques étaient déjà trop nombreux pour qu’un gouvernement se risque à en accueillir plus. Nathan n’exagérait-il pas la menace qui pesait sur lui et les siens ? Ce M. Hitler finirait bien par devenir raisonnable…

L’Europe, une accumulation métisse

Le dictateur de l’Erythrée, Issayas Afewerki, Bachar Al-Assad, les bandes islamistes qui ravagent tout le Proche-Orient deviendront-ils raisonnables ? Nul, en Occident, n’agit pour qu’ils le deviennent. La seule initiative jamais envisagée, par François Hollande, pour bombarder le quartier général de Bachar Al-Assad fut bloquée – en 2013 – par Barack Obama, ce munichois. Le seul chef de gouvernement occidental qui prend actuellement la mesure réelle du drame et propose des solutions humanitaires à la mesure de ce drame est Angela Merkel. Allemande, elle sait, elle ne se réfugie pas dans des arguties juridiques ou économiques. Elle sait qu’Ahmed, c’est Nathan, soixante-quinze ans plus tard.

Les objections d’apparence rationnelles, on les connaît : ces gens-là qui ne sont pas européens ne sauraient s’assimiler et l’économie ne pourrait pas les absorber. Mais ce qui a l’air vrai est faux. Ces « réfugiés », acceptés en Europe, y apporteraient leur éducation et leur force de travail : pour la plupart ils sont jeunes et entreprenants comme en témoigne leur exil. La migration est une sélection tragique qui privilégie les forts contre les faibles. Les Etats-Unis se sont toujours développés plus vite que l’Europe grâce au dynamisme qu’y apportent les migrants. Tandis que l’Europe décline à mesure qu’elle vieillit.

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L’intégration culturelle serait impensable n’est-ce pas ? L’objection paraît subtile mais suppose bizarrement que l’Europe soit culturellement, ethniquement, religieusement un pur joyau sans tache. L’Europe, en vérité, est une accumulation métisse, un creuset de cultures qui toutes ensemble font la civilisation européenne.

Il me revient qu’un ancien premier ministre, Michel Rocard, confronté à une immigration moindre, venue d’Afrique, avait cru régler le problème en déclarant que « l’Europe ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde ». On rétorquera qu’à ce jour, la Jordanie, le Liban et la Turquie ont accueilli 3 millions de « réfugiés » et l’Europe… 300 000. Voici pourquoi j’ai honte pour l’Europe, son égoïsme, sa myopie historique et son arrogance de petit-bourgeois satisfait. Voici pourquoi, Ahmed est aujourd’hui mon frère ou Latifa ma sœur.

Car Nathan, voyez-vous, était mon père.

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