Publicité
Enquête

Rocket, le géant allemand qui bouscule le Web

Par Nicolas Rauline, Thibaut Madelin

Publié le 9 sept. 2015 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Le groupe allemand est devenu un acteur incontournable de l'Internet, créant un empire en Europe et sur les marchés émergents. Ses méthodes sont parfois décriées, mais son modèle attire toutes les curiosités.

Zalando, eDarling et, plus récemment, Delivery Hero, Foodora, Jumia ou Helpling... Rocket Internet fabrique des start-up comme certains sortent des pièces détachées des lignes de production. A la chaîne. Avec une ambition claire, affichée sur tous les sites du groupe, répétée dans toutes ses présentations : « Devenir la première plate-forme Internet en dehors des Etats-Unis et de la Chine. » Quel que soit le prix à payer. Oliver Samwer, l'un des trois frères à l'origine du groupe, n'a-t-il pas écrit un jour à ses employés, pour les motiver : « Je suis l'homme le plus agressif d'Internet. Je mourrais pour réussir et j'attends la même chose de vous ! »

Oliver, Marc et Alexander Samwer ont longtemps eu une réputation de cow-boys dans un milieu qui prend pourtant lui-même, parfois, des allures de Far West. Joel Kaczmarek, directeur du site d'information Gründerszene et auteur d'un livre sur les frères Samwer, « Les Parrains de l'Internet », fait les présentations : « Oliver est le cadet, ambitieux et entrepreneur. Marc est le ministre des Affaires étrangères, le gendre idéal, poli. Alexandre, le benjamin, est l'esprit intellectuel, le stratège. » Fils d'un avocat réputé de Cologne, ils débarquent sur le marché de l'emploi à la fin des années 1990, en pleine folie Internet. Ils créent un site de petites annonces, Alando. Bourreaux de travail, perfectionnistes, il n'est pas rare qu'ils dorment au bureau. « Avec Alando, ils ont tellement travaillé qu'ils n'ouvraient plus leur courrier personnel et ont découvert des lettres de rappel de paiement après six mois », explique Joel Kaczmarek. Le succès d'Alando, revendu à son concurrent américain eBay, va faire naître un concept. S'ils l'ont fait une fois, les frères pensent qu'ils peuvent reproduire le modèle. Ils créent un fonds d'investissement, Global Founders, puis une structure, Rocket Internet, chargée d'industrialiser le concept de « start-up studio ».

Ils s'inspirent - parfois largement, même dans le design - de succès aux Etats-Unis (Zappos, Groupon...) pour les lancer en Europe. Citydeal, un concurrent européen de Groupon, lancé sur le modèle du site de réductions est... revendu à ce dernier pour 126 millions de dollars. Mais Rocket Internet commence à attirer la méfiance aux Etats-Unis et les géants américains rechignent de plus en plus à racheter ces concurrents gênants. Airbnb décide d'attaquer l'Europe seul, sans se soucier de Wimdu, son alter ego européen, emporté depuis par la déferlante... Il faut faire évoluer le modèle : Rocket Internet commence à investir les marchés émergents et les secteurs encore peu touchés par la numérisation.

Le plan est minutieux et s'appuie avant tout sur une structure financière efficace. Les succès des premières années, comme Zalando ou Citydeal, ont permis de financer de nouvelles start-up. Mais les frères Samwer sont aussi allés chercher l'argent là où les start-up n'osaient pas demander. Ils représentent notamment les intérêts du groupe suédois Kinnevik, qui détient encore 13,2 % du capital de Rocket Internet.

Publicité

Une organisation huilée

« Ils ont innové en matière d'ingénierie financière, affirme Thibaud Elzière, fondateur d'eFounders, un « start-up studio » qui s'inspire de Rocket Internet tout en revendiquant sa différence. Ils sont très persuasifs, peuvent convaincre n'importe qui et ont les arguments pour le faire. Ils ont fait appel à des "family offices", ont consolidé leur succès autour d'un holding. » Un holding finalement introduit en Bourse il y a presque un an, une opération qui rapportera à son tour de l'argent frais -1,4 milliard d'euros -, réinjecté aussitôt dans le développement de sa centaine de start-up. Depuis, les actionnaires ont remis la main à la poche et accepté d'investir 4,5 milliards d'euros sur les cinq prochaines années. Jamais une entreprise européenne du secteur n'a été aussi offensive.

Autre ingrédient indispensable de la recette Rocket : l'exécution. Le mot revient sans cesse dans la bouche des frères Samwer et des gérants des sociétés du groupe. Une organisation rodée, structurée, dont le groupe s'amuse parfois. « Nous sommes allemands ! », rappelle Boris Mittermüller, le gérant de Foodora en France. Avec près de huit ans d'expérience dans le lancement d'une centaine de start-up, Rocket Internet a mis en place des processus automatisés. Chacun sait exactement ce qu'il a à faire, où il peut trouver de l'aide... Et ces start-up ont un accès privilégié aux talents. « En ce moment, en Allemagne, tout le monde veut travailler pour Rocket Internet », explique Thibaud Elzière. Les frères Samwer sont, eux, omniprésents. Brillants, mais parfois envahissants. Il n'est pas rare, lorsque le patron de l'une des sociétés du groupe rencontre un investisseur, qu'il porte une oreillette. A l'autre bout du fil, Oliver Samwer est là, en soutien, pour lui souffler des réponses. L'anecdote n'est pas confirmée chez Rocket, qui préfère mettre en avant l'expérience de ses fondateurs. « On sait que, en cas de besoin, ils sont là. Ils sont très présents, ambitieux, mais c'est la bonne attitude à avoir dans une start-up », corrige Boris Mittermüller.

En Europe, Rocket Internet ne se positionne plus que sur des secteurs qu'il est certain de pouvoir bouleverser, des secteurs restés à l'écart de la vague digitale. C'est notamment le cas des services à la personne, où sa tête de pont, Helpling, affiche de grosses ambitions. Cette plate-forme permet de trouver une aide ménagère près de chez soi. Campagnes de publicité, rachat de son concurrent historique, le britannique Hassle... La start-up se donne les moyens de ses ambitions. Même constat sur le marché du « food ». Avec Delivery Hero, Foodora ou encore HelloFresh, Rocket Internet a lancé plusieurs start-up, certaines se faisant même concurrence entre elles, pour inonder un marché prometteur, estimé dans les prochaines années à plusieurs milliards d'euros. Lancé en avril, Foodora emploie déjà une vingtaine de personnes en France et va se lancer à Lyon, après Paris...

Multinationale du Net

Mais la plus grosse réussite, et les plus belles promesses, vient sans doute de la stratégie du groupe sur les marchés émergents. Pour mettre en marche ce plan, Rocket Internet a créé des structures régionales, en Amérique latine, en Asie et en Afrique.

La première de ces structures est Africa Internet Group (AIG). Il y a plus de trois ans, les frères Samwer engagent deux Français, anciens consultants chez McKinsey, pour diriger toutes leurs activités africaines. Depuis Paris, Jérémy Hodara et Sacha Poignonnec scrutent le continent, analysent tous les pays et lancent à rythme régulier des concepts qui n'existent pas, jusqu'alors, en Afrique. C'est ainsi que Jumia voit le jour. Une sorte d'Amazon qui répond à un manque : l'absence de vendeurs de marques localement. Téléphones portables, téléviseurs, vêtements de marque, produits de beauté... Jumia déjoue les pièges et commercialise des produits difficilement trouvables. « Oui, il y a des barrières en Afrique, mais cela ne nous arrête pas, annonce Jérémy Hodara. Il n'y a parfois pas d'adresse physique ? Nos livreurs sont locaux, ils connaissent parfaitement tous les quartiers des villes où nous sommes implantés. » Aujourd'hui, Jumia est de loin le principal site d'e-commerce en Afrique, double son chiffre d'affaires tous les ans (62 millions d'euros l'an dernier). Sa valorisation frôle les 500 millions d'euros et la société pourrait bien devenir la première « licorne » africaine, une start-up valorisée plus de 1 milliard de dollars... « Dans certains pays, il n'y aura jamais une concentration de "malls" comme aux Etats-Unis, alors que la demande est là. Nous pallions aussi les faiblesses du commerce physique. Le potentiel, ce n'est pas que l'e-commerce, c'est le commerce tout court. C'est pour cela que c'est gigantesque », ajoute Jérémy Hodara.

Rocket Internet a aussi su s'entourer de partenaires qui lui ont ouvert des portes : il a fait entrer au capital d'AIG les opérateurs Millicom et MTN, et ne contrôle plus qu'un tiers du capital. Depuis, AIG a aussi lancé Kaymu, un eBay africain, AIGX, un site qui gère toute la logistique du groupe et permet aussi à des tiers d'utiliser les entrepôts et autres motos et camions de livraison maison, un site de livraison de repas, Hellofood, une application de commande de taxi, EasyTaxi, un site de réservation d'hôtel, Jovago, un site d'annonces immobilières, Lamudi, ou encore un site d'emploi, Everjobs. Au total, 110 sociétés présentes dans 23 pays, et 7.000 salariés. Et Rocket veut désormais répliquer le succès d'AIG sur d'autres continents : il a créé Middle East Internet Group pour le Moyen-Orient, Asia Pacific Internet Group pour l'Asie et Latam Internet Group pour l'Amérique latine.

Un modèle pérenne ?

Le groupe a aussi pris des participations minoritaires dans des dizaines de start-up, partout dans le monde. Une stratégie parfois difficile à suivre et qui interpelle sur la pérennité du modèle. « Rocket Internet continue de faire des pertes et console ses actionnaires avec l'argument classique que les cycles de croissance sont très longs, rappelle Joel Kaczmarek. La société donne l'impression de courir beaucoup de lièvres à la fois pour éviter de rater une opportunité de marché. Tôt ou tard, elle devra se recentrer. » Des inquiétudes partagées par le marché : depuis le début de l'année, la capitalisation boursière a été divisée par deux, pour atteindre 4 milliards d'euros.

Autre motif d'inquiétude : des filiales qui seraient, parfois, au bord de l'implosion. Les gens peuvent y travailler jusqu'à 100 heures par semaine, souvent le week-end. Le travail y est toujours la priorité. « L'ambiance dans leurs start-up n'est pas très joyeuse, affirme un concurrent. Il y a beaucoup de pression et, à terme, cela ne paraît pas très viable. D'autant que les "fondateurs" mis à la tête de ces filiales ne sont pas associés aux sociétés selon les standards du marché. Comment motiver un entrepreneur qui ne possède que 3 ou 4 % de la société ? A un moment, il faut travailler pour sa société, pas pour un holding. » Reste que Rocket est devenu une référence en Europe, un contrepoids à l'influence écrasante des Etats-Unis sur Internet. Et si Berlin figure depuis peu dans tous les classements des écosystèmes de start-up les plus dynamiques au monde, c'est en grande partie à Rocket qu'il le doit. En attendant Lagos, Jakarta ou Kuala Lumpur ?

Les points à retenir

Depuis une quinzaine d'années, les frères Oliver, Marc et Alexander Samwer créent et développent des start-up avec une régularité de métronome.

Après s'être inspiré de concurrents américains, leur groupe se positionne désormais sur des secteurs qu'il est certain de pouvoir bouleverser, encore peu touchés par la numérisation.

Mais les plus belles promesses de Rocket Internet viennent sans doute de sa stratégie sur les marchés émergents, où l'entreprise s'appuie sur des structures régionales pour créer des concepts encore absents dans ces zones.

Correspondant à Berlin Correspondant à Berlin Nicolas Rauline Thibaut Madelin

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres

Derniers dossiers

web-placements.jpg
Dossier

Quels placements à 30, 40 et 50 ans ?

WEB-maison campagne shutterstock.jpg
Dossier

Immobilier : qui peut s'offrir une maison de campagne ?

Les élections européennes auront lieu le 9 juin 2024 en France.
Panorama

Sondage européennes 2024 : tous les résultats du baromètre Eurotrack

Publicité