De nombreuses voix s'élèvent pour dénoncer les liaisons dangereuses entre médecins et labos.

De nombreuses voix s'élèvent pour dénoncer les liaisons dangereuses entre médecins et labos.

L'Express

Qui sait combien de batailles restent à livrer, en France, pour mieux utiliser les médicaments? Actuellement, l'Agence nationale de sécurité du médicament souhaite que l'Avastin, une molécule anticancer, puisse servir à traiter une maladie grave de l'oeil, la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA). Le fabricant s'y refuse. Autre cas d'école, le Mediator. Cinq ans après le scandale causé par cet anti-diabétique, les victimes attendent toujours l'ouverture du procès.

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>> Les extraits chocs de Corruption et crédulité en médecine, le livre du Pr Even

Dans son nouveau livre, dont nous publions des extraits en exclusivité, le Pr Philippe Even reprend le flambeau et tape fort, portant le combat sur le terrain de la transparence. A travers cette longue et dense enquête à paraître le 10 septembre, Corruptions et crédulité en médecine (Le Cherche midi), il démonte la mécanique par laquelle les laboratoires pharmaceutiques tentent, selon lui, d'influencer, partout dans le monde, les médecins universitaires les plus en vue. Et, à travers eux, l'ensemble de la communauté médicale.

PHILIPPE EVEN

Philippe Even, professeur émérite à l'université Paris Descartes et président de l'Institut Necker.

© / PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP

Le Pr Even ne se contente pas de dénoncer le système, comme il l'a déjà fait par le passé. Il se penche, au cas par cas, sur les médecins chercheurs qui reçoivent à titre personnel des financements de l'industrie. Et livre sa propre méthodologie pour distinguer ceux qui ont gardé leur indépendance de ceux qui l'ont perdue. Un travail minutieux, doublé d'un objectif ambitieux: rendre fiable et objective l'information sur les médicaments. Pour démontrer la pertinence de son approche, le praticien l'applique aux spécialistes en cardiologie des hôpitaux publics parisiens. Dans son ouvrage, il donne le détail de ses critères, avec l'espoir que d'autres s'en emparent et mènent l'investigation dans les différentes disciplines médicales.

Rendre fiable et objective l'information sur les médicaments

Sa méthode? D'abord, le Pr Even réunit l'ensemble des articles scientifiques publiés par chaque médecin au cours des dix dernières années, puis il les passe au crible. Après une carrière de pneumologue, le médecin de 83 ans a en effet développé une expertise reconnue dans l'évaluation du travail des chercheurs. En 2005, dans un rapport remis au Premier ministre, il avait analysé les publications des scientifiques français dans le domaine de la biologie et établi un classement des 1000 plus performants.

Ces dernières années, l'ancien mandarin aux déclarations parfois outrancières a mis son ego et son sens de la provocation au service d'une cause juste: l'indépendance de la médecine et la sécurité des patients. Son Guide des 4000 médicaments, utiles, inutiles ou dangereux (avec Bernard Debré, Cherche Midi), sorti en 2012, s'est vendu à 95 000 exemplaires, selon Edistat.

Il ne craint pas les procès, s'en félicite, même, et tient sur tous ces sujets un discours de vérité que peu de ses confrères s'autorisent. Ses prises de position radicales, en particulier sur les statines - les médicaments anticholestérol - valent cependant au Pr Even de sévères critiques jusque dans le camp des pourfendeurs de l'industrie pharmaceutique.

électrocardiogramme

Dans son livre, le Pr Even s'est penché sur le cas des cardiologues des hôpitaux publics parisiens.

© / AFP PHOTO/PHILIPPE HUGUEN

Avec son nouveau réquisitoire, le Pr Even espère susciter une prise de conscience chez ses collègues professeurs des universités-praticiens hospitaliers (PUPH) en désignant, nommément, les "corrompus", selon son expression. Comme lui, d'autres défendent l'idée selon laquelle les noms des médecins financés par l'industrie doivent être rendus publics. Aux Etats-Unis, le site de journalisme d'investigation ProPublica a mis en ligne ceux des cinq praticiens recevant le plus d'argent, avec les sommes correspondantes. En France, le collectif des férus de statistiques, Regards Citoyens, a adopté la même démarche. Avant que la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) ne le contraigne à rendre son classement... anonyme.

Autre collectif, composé pour l'essentiel de soignants, le Formindep milite également pour que l'identité et les rémunérations des bénéficiaires soient connues. "C'est exactement ce qui est prévu dans la loi Bertrand de 2011, rappelle le Dr Dominique Dupagne, généraliste et membre du Formindep. Il faut maintenant abolir le décret scélérat pris par Marisol Touraine, la ministre de la Santé, qui empêche de savoir combien touchent les médecins consultants de l'industrie. Et remettre sur la table avec la Cnil la question du classement nominatif."

Aux yeux de certains soignants, toutefois, l'"outing" des confrères reste un outil à manier avec précaution. Ainsi, les personnalités qui ont lancé, le 26 août, le Manifeste des 30, ont préféré ne pas y recourir. Dans ce texte, des médecins, rejoints par plusieurs intellectuels, rappellent leurs "obligations morales" à leurs collègues toujours financés par le fabricant du Mediator.

The New England Journal of Medicine

La méthode Even: passer au crible les publications des médecins dans les grandes revues scientifiques et médicales.

© / The New England Journal of Medicine

"Certains médecins poursuivent leurs partenariats institutionnels avec Servier, malgré les éléments graves qui pèsent sur cette entreprise et son comportement inacceptable [vis-à-vis des victimes de leur médicament]", écrivent les 30 signataires, sans citer de noms. L'un d'eux, le Pr François Chast, affirme qu'à titre personnel il "préfère que les intéressés se reconnaissent en lisant le manifeste et changent d'eux-mêmes leurs pratiques".

Des critères chiffrés, donc factuels

Le Pr Even, lui, donne donc les noms, au terme d'une analyse qui classe d'un côté les médecins indépendants, de l'autre ceux sous influence. L'intérêt de sa démarche tient à ses critères chiffrés, donc factuels, tels que le nombre de contrats comme consultant avec l'industrie ou celui des publications scientifiques portant sur l'efficacité des médicaments. Le juriste américain Marc Rodwin, spécialiste des conflits d'intérêts en santé, juge l'initiative intéressante, à une réserve près. "Démontrer la corruption dont il est question dans le titre du livre me paraît impossible, dit-il, sans avoir pu prendre connaissance de l'ouvrage avant sa parution. En revanche, on peut certainement réunir un faisceau d'indices laissant penser qu'un médecin est sous influence de l'industrie."

L'UMP Xavier Bertrand, le 25 mai 2011 à Wattrelos (Nord)

En 2011, Xavier Bertrand, alors ministre de la Santé, a été le premier, en France, à s'attaquer à l'opacité des relations entre les laboratoires et les médecins.

© / afp.com/Philippe Huguen

Dans le même esprit, l'expert cite la solide enquête journalistique publiée en avril sur la psychiatrie américaine, Psychiatry Under the Influence (par Robert Whitaker et Lisa Cosgrove, chez Palgrave Mac millan). "En analysant dans le détail les publications des psychiatres, les deux auteurs montrent bien que les études de certains vont dans le sens voulu par les firmes qui les financent", relève-t-il.

Depuis quelques années, en France, de nombreuses voix s'élèvent pour dénoncer les liaisons dangereuses entre médecins et labos. Celle du Pr Even, volontiers tonitruante, porte ici un message plus subtil que la condamnation, en bloc, du système en vigueur. L'industrie met sur le marché des médicaments "bidon" mais en fabrique aussi des bons, souligne-t-il. Des médecins reçoivent de l'argent des firmes sans pour autant y perdre leur âme, dit-il encore.

Certes, le test de dépistage permettant de savoir si un consultant de l'industrie est intègre n'est pas près d'être inventé. Il faudra donc trouver d'autres garde-fous. En France, ailleurs en Europe, aux Etats-Unis, la réflexion progresse. La suite est affaire de volonté politique.

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