Dans un quartier de Berlin, les lois antijuives sont exposées
Il y a vingt ans, les artistes Renata Stih et Frieder Schnock créaient la sensation en fixant à des réverbères du Quartier Bavarois à Berlin quatre-vingts plaquettes citant des lois antijuives du régime nazi.
- Publié le 05-01-2014 à 20h00
- Mis à jour le 08-01-2014 à 08h25
Il y a vingt ans, les artistes Renata Stih et Frieder Schnock créaient la sensation en fixant à des réverbères du Quartier Bavarois à Berlin quatre-vingts plaquettes citant des lois antijuives du régime nazi.
L’idée fit tant controverse à l’époque que la police intervint en 1993 au moment du montage des premières plaques croyant avoir affaire à des néonazis. Les deux artistes eurent beau souligner que leur œuvre avait gagné un concours mis en place par le Sénat de Berlin, la presse accourut de toutes parts et la police aussi. Le chef de la communauté juive, qui pourtant avait été membre du jury, crut lui aussi à un happening néonazi et demanda que les plaques soient démontées.
Aujourd’hui, ces plaques sont intactes et préservées de la rouille. En vingt ans, très peu d’entre elles ont été abîmées par des déprédations. Elles expriment toute l’absurdité et la malignité d’un régime qui n’eut de cesse, de 1933 jusqu’en 1945, d’édicter des lois qui visaient à isoler les Juifs, puis à les éliminer. Les plaques marquent du temps. Elles rappellent que la discrimination est un processus lent, parfois bureaucratique. Elles participent "au réveil des consciences" que les deux artistes ont voulu susciter en Allemagne.
Vingt ans après, nous avons visité ce Quartier Bavarois avec Renata Stih et Frieder Schnock pour faire le point avec eux et voir ce qui a changé depuis.
Renata Stih : "Nous sommes ici dans le quartier de Schöneberg où Marlène Dietrich a vécu, plus précisément dans le Quartier Bavarois qui était appelé autrefois la Suisse juive. Les Juifs faisaient 1 % de la population à Berlin, mais 7 % dans ce quartier. Y vivait la haute classe moyenne. Albert Einstein a vécu ici, la philosophe Hannah Arendt, la photographe Gisèle Freund et sa famille, l’historien Carl Einstein. C’est ce qui fit la gloire de Berlin et qui peut-être reviendra. Qui sait ? Le quartier a été créé sur l’idée d’un investisseur juif, Georg Haberland, qui voulait créer un quartier neuf partant - comme à Paris avec sa place de l’Etoile - de la place de Bavière."
Renata Stih : "Pour préparer ce projet en 1992, nous avons interrogé les gens du quartier avec un micro caché. Nous leur demandions s’ils savaient qui habitait ici. Ils répondaient : ‘Ils vivaient ici’, mais n’utilisaient jamais le mot juif. Nous avons collecté toutes ces interviews. Puis nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas faire un monument cantonné à la place comme c’était envisagé."
Frieder Schnock : "Dans ce district, tous les dossiers des Juifs avaient été détruits par les nazis. Mais un employé a fouillé les archives des Finances et a retrouvé le nom de 6 000 Juifs du quartier. Car les nazis avaient confisqué toutes les propriétés des Juifs avant de les déporter et de les tuer. De là est venue l’idée de faire un mémorial dans le quartier. Ce fut une compétition en deux phases. Nonante-six candidats se présentèrent. Huit ont été sélectionnés. Et nous l’avons remporté. Il y a eu deux discussions publiques avec les gens du quartier."
Renata Stih : "Nous avons décidé de montrer non pas le point de vue des victimes, mais celui des agresseurs. Nous ne voulions pas que cela soit confortable. Les stolpersteine, les petits pavés devant les maisons en honneur aux Juifs déportés, ont créé un effet tout à fait pervers car les gens qui n’en ont pas aimeraient en avoir pour pouvoir dire à leurs voisins qu’ils en ont. Nous avons donc sélectionné 80 lois antijuives pour les répartir dans tout le quartier, en utilisant les réverbères - comme pour une pub. Le budget était limité à 320 000 Deutsche Marks. Nous avons réalisé 80 plaques, imprimées à la soie, qui ne rouillent pas. Elles sont à trois mètres de haut, hors d’atteinte."
Frieder Schnock : " Notre plus grand ennemi sont les camions qui roulent sur les trottoirs…"
Renata Stih : "Une face représente un objet pour attirer l’attention du passant. L’autre expose la loi, avec la date de promulgation. Nous ne voulions absolument pas qu’il y ait des signes juifs comme l’étoile de David, mais des objets de la vie courante, comme un pain. Quand les gens regardent le chat par exemple, ils se disent : ‘Comme c’est mignon !’ Et puis ils regardent l’autre côté et lisent : ‘Les Juifs ne sont pas autorisés à avoir des animaux domestiques.’ Quand nous avons fixé cette première plaque, un homme a ouvert sa fenêtre et a crié : ‘Cochons de Juifs, foutez le camp !’ Cet incident a convaincu les deux ouvriers qui installaient les plaques que ce mémorial était vraiment nécessaire."
Frieder Schnock : "Nous avons choisi les endroits pour leur portée symbolique. En face de ce magasin qui vend des montres, nous avons installé une horloge et de l’autre côté, la loi dit que les Juifs ne sont pas autorisés à quitter leurs appartements après 8 heures du soir. Ce qui est important, c’est que le texte est au présent, de façon que les gens le comprennent de suite."
Renata Stih : " Ce qui est advenu aux citoyens juifs de Berlin fut un long processus. Tout s’est fait étape par étape. A travers ces règles, les nazis ont créé un système de terreur qui fait que vous vous sentez en insécurité quoi que vous fassiez […] A l’époque, nous étions choqués par la guerre en ex-Yougoslavie, qui faisait rage. Les Européens ne faisaient rien, il a fallu attendre une intervention des Américains… Regardez, ici, il y avait un bureau de poste. Nous avons mis un téléphone car les nazis ont coupé les lignes téléphoniques des Juifs en 1940."
Frieder Schnock : "Les Juifs commencent à revenir dans le quartier, mais comme me l’a dit une dame : Oui, il y en a, mais ils ne se montrent plus."
Renata Stih : "Ici nous sommes à la rue Haberland, son nom d’origine. Quand nous avons commencé le projet, cette rue s’appelait Nördlinger und Treuchtlinger Strasse, le nom que lui avaient donné les nazis. Les Berlinois de l’Ouest l’avaient laissé tel quel. Il y avait tant d’anciens nazis à de hauts postes à l’Ouest qu’ils n’ont même pas pensé à changer. Alors, nous avons fait quelque chose de vraiment méchant : nous avons mis, juste à l’endroit où se trouvait la maison d’Haberland, la pancarte rappelant la règle des nazis qui imposait de renommer toutes les rues désignant des Juifs. Finalement, la municipalité a décidé de renommer la rue Haberland, mais seulement la moitié, ce qui est très allemand… Regardez, Albert Einstein a vécu ici dans une maison bavaroise typique, entre 1917 et 1932. C’est ici qu’il a élaboré ses théories. Nous avons découvert qu’il avait loué une chambre de bonne dans le quartier pour rencontrer son amie…"
Frieder Schnock : "L’une des premières lois annonçait en mars 1933 que ceux qui allaient se faire soigner par un docteur juif ne seraient pas remboursés par la compagnie d’assurances de la ville de Berlin. Si vous n’aviez pas d’argent, vous deviez aller voir un docteur aryen."
Christophe Lamfalussy : "Nous venons d’arriver à l’hôtel de ville de Schöneberg où Kennedy a prononcé son fameux ‘Ich Bin ein Berliner.’ Et nous nous trouvons devant une plaque qui recense tous les gens connus qui ont habité ici. Billy Wilder, Stephane Hessel, le compositeur Walter Kollo et tant d’autres. Pourquoi y avait-il autant de gens brillants dans ce quartier avant la guerre ?"
Renata Stih : "Dans les années 1920 et 1930, Berlin attirait des gens de partout. Aujourd’hui, quand vous parlez à New York ou à Londres, les gens disent qu’ils veulent habiter à Berlin. Chaque jeune veut venir ici. L’Académie américaine invite des tas de diplômés à venir et organise des dîners avec des gens de Berlin. Certes, les loyers augmentent, et certains se déplacent maintenant vers la Pologne ou Leipzig. Mais ce que nous vivons aujourd’hui est vraiment intéressant. Berlin est la ville la plus intéressante d’Europe, encore anticonformiste. Les Juifs reviennent également. Ce n’est plus l’Allemagne nazie, c’est un autre pays."
Renata Stih : "Berlin est si particulier. Nous venons d’être invités à faire quelque chose à Hambourg. Hambourg est la ville des commerçants, ouverte sur le monde. Elle est la ville la plus progressiste d’Allemagne mais elle veut des mémoriaux qui ne frappent pas les gens. Alors qu’à Berlin, on ‘célèbre’ le crime. Il n’y a pas de timidité. C’est une confrontation à travers les générations. Les classes scolaires viennent ici dans le Quartier Bavarois. Nous avons voulu par ce Mémorial rehausser la conscience sociale et éduquer les jeunes. En 1993, l’Allemagne travaillait sur son Histoire mais nous nous disions toutefois : et si les temps changent ? Quand je parle de cela à mes étudiants, à Berlin et à Lüneburg, ils ont une incroyable conscience du passé parce qu’ils l’ont appris à l’école. Ce qui m’inquiète plus est la réaction des autres étudiants, d’origine turque notamment. Ils ne comprennent pas ce travail de mémoire."
Retrouvez le quatrième épisode en immersion à Berlin dans La Libre Belgique du jour