TEMOIGNAGE. «Quand j'étais migrante...»

 

TEMOIGNAGE. «Quand j'étais migrante...»

    «Aurais-je été cette même Française si on m'avait parquée dans une boîte à réfugiés ?» C'est la question que pose Andrada, 29 ans, dans un témoignage mis en ligne dimanche soir sur Facebook. Journaliste au Parisien, la jeune femme a longuement hésité avant de poster son texte, écrit sous le coup de l'émotion. A l'origine, les premières images de migrants syriens accueillis par des applaudissements lors de leur arrivée en train ce week-end en Allemagne. Elle est la première surprise par les messages de remerciement laissés par les internautes qui partagent son récit sur la toile.

    Ce récit, que nous avons choisi de publier, c'est celui de la petite fille dont les parents ont fui la Roumanie pour la France en 1990. «Pas de Méditerranée à traverser, seulement l'Europe et sa succession de frontières.» Et la France au bout de «la route du paradis», «cette France qui m'a ouvert ses bras et ses bibliothèques».

    «MAMAN, EST-CE QUE LA DISTANCE JUSQU'EN FRANCE, C'EST AUSSI LOIN QUE JUSQU'A LA LUNE ?»

    J'ai dit ça à 5 ans, quand j'étais migrante

    par Andrada Noa

    La vidéo est courte, en direct, sans montage : la BBC montre un train de migrants débarquant à Munich sous les applaudissements de la foule. Welcome to Germany. On offre à un petit garçon une peluche, à une petite fille, des bonbons. Mes yeux se mouillent. J'aurais pu être un de ces enfants, il y a vingt-cinq ans. Et d'un coup me saisit la tendresse de prendre sur mes genoux la petite fille que j'étais, ou d'étreindre mes parents, de les remercier pour leur courage.

    Au ventre, la même peur de mourir

    En 1990, mes parents ont quitté la Roumanie, mon frère et moi les avons retrouvés un an plus tard. Pas de Méditerranée à traverser, seulement l'Europe et sa succession de frontières. Mais peut-être au ventre la même peur de mourir et, dans le cÅ?ur, le seul désir de vivre. Mon père avait essayé à plusieurs reprises de quitter la Roumanie de Ceausescu. Il n'a pas cessé de craindre pour sa vie, même après la chute du dictateur en décembre 1989 : pendant que les scènes de liesse se répandent à la télévision, c'est l'heure des ménages, des nettoyages, des achats au silence des témoins dérangeants, des dernières petites vengeances contre les concurrents ou les résistants discrets.

    Mon père était ingénieur, il travaillait dans l'industrie, en recherche appliquée, ses travaux étaient surveillés. Nous faisions partie de la petite bourgeoisie communiste, il ne faut pas croire, ça existe aussi. Nous avions un appartement, un beau canapé, une Trabant, parfois de la viande ou une bouteille de whisky occidental. Pour le reste, nous étions logés à la même enseigne : les coupures d'électricité, les hivers non chauffés, les professeurs et élèves qui faisaient classe en doudoune, les pénuries alimentaires. Ce fut peut-être moins la soif de liberté que le froid, la faim, la peur des prisons politiques ou des éliminations discrètes, qui renversèrent la dictature.

    Le quartier où résidait la famille d'Andrada, dans la ville de Brasov (Roumanie). Cette photo a été prise dans les années 2000. (DR.)

    «De chercheur, je suis devenu clochard»

    Je n'ai pas vécu l'enfer comme ces enfants syriens. A part quelques coups de feu, je n'ai jamais entendu le bruit d'une bombe. J'ai grandi avec mon frère chez ma grand-mère, à la campagne, où, malgré les rationnements, elle arrivait à mettre de côté quelques produits de sa ferme : un peu de beurre, du lait, des Å?ufs, des pommes de terre du jardin. Je n'ai pas eu peur, je n'ai pas eu faim. Et quand il faisait froid on allumait un feu. Mon père nous a laissés là, en sécurité, il est parti en éclaireur, souvent seul, parfois aidé. Comme les Syriens qui arrivent en gare de Munich, il est passé par ce quai avec un sac pour tout bagage, pour tout souvenir, abandonnant maison, livres, commerce...

    Puis, continuant son voyage, arrivé en France, sa première nuit à Strasbourg s'est interminablement écoulée sur un banc, parmi les clochards : « Imagine ce que je pouvais ressentir, de chercheur dont les travaux étaient suivis par Ceausescu, je suis devenu clochard à l'autre bout d'une ligne de chemin de fer. »

    Puis ma mère l'a rejoint, aidée par un réseau de connaissances en Allemagne. Ils ont vécu au camping, sous une tente, ils ont arpenté les labyrinthes administratifs, flirté avec l'illégalité, les nuits qu'angoisse et humidité harcèlent.

    Mes parents m'ont envoyé... une boîte de feutres !

    L'hiver arrivait, c'est là que Thérèse, son mari et leurs enfants les ont hébergés. Thérèse, cette bonne étoile, engagée et généreuse. Elle a aidé mes parents à constituer leurs dossiers, à apprendre le français, à obtenir des équivalences de leurs diplômes â?? ils étaient tous les deux ingénieurs â?? et à compléter leur formation. Et mon père donnait des cours de maths et de physique-chimie à la plus jeune de la famille.

    Pendant ce temps, en Roumanie, mon frère et moi recevions parfois des cadeaux venus du bout du monde. J'ai toujours aimé dessiner. Alors mes parents m'ont envoyé... une boîte de feutres ! Un enthousiasme enfantin me brûle encore les poumons rien que d'y penser. Mais comme on économisait tout, ma grand-mère a décidé qu'il ne fallait pas que je les abîme et les a mis au clou en hauteur dans la pièce où l'on vivait (c'était à la fois un salon, salle à manger, là où il y avait le poêle, où l'on recevait, et où mes grands-parents dormaient). Ils ont fini par sécher.

    «J'ai grandi avec mon frère chez ma grand-mère, à la campagne.» Sur cette photo prise en 1993, la rue principale du village (DR.)

    L'électricité venait selon son bon vouloir. L'eau courante était une promesse sans cesse reportée. Avec les cousins, nous allions chercher de l'eau à la fontaine du village. A l'aube et le soir venu, nous aidions mon grand-père à porter le lait de nos vaches â?? que nous apprenions aussi à traire â?? à la laiterie. En journée, après l'école, nous mangions des prunes, des pommes et des mirabelles à même les arbres ou allions nous baigner dans la rivière proche. En hiver, lorsque le froid nous dévorait les joues au dehors, nous rentrions près du poêle où ma grand-mère veillait sur l'un ou l'autre pourceau ou agneau, pendant que chauffait une conserve faite maison pendant l'été ou une grande casserole d'eau pour donner un bain au plus petit des cousins.

    A l'intérieur de la ferme de sa grand-mère. (DR.)

    La bagnole la plus épatante qu'il nous fut donné de voir !

    Et puis un an plus tard, maman et Thérèse sont arrivées. Elles sont venues nous chercher. Il paraît que j'ai dit à ma mère : « Ah, tiens, c'est toi ? Ca va ? » Nous avons rêvé, mon frère et moi, de belles voitures, de maisons somptueusesâ?¦ A la hauteur de ce que nous pouvions imaginer. Si bien que nous tombâmes en admiration devant la Peugeot 205 de Thérèse : la bagnole la plus classe, la plus moderne et la plus épatante qu'il nous fut donné de voir !

    Sur la route, tous entassés dans cette 205 de luxe, je me demandais comment on pouvait rouler si longtemps sans arriver au bout du monde. J'interrogeais: « Maman, est-ce que la distance jusqu'en France, c'est aussi loin que jusqu'à la lune ? » Ca n'avançait pas bien vite sur les routes roumaines et hongroises, déglinguées, criblées de nids poules, encombrées de Dacia, de charrettes, coupées par des troupeaux de vaches ou de moutons. Les frontières étaient sévères : après des heures d'attente, des files de plusieurs kilomètres, les douaniers inspectaient tout, jusqu'au châssis, espérant trouver de quoi se faire un pourboire.

    En route pour le paradis, où la faim et la peur n'existent pas

    J'ai rencontré l'Occident et l'abondance à notre arrivée en Autriche, dans une station essence sur l'autoroute : mon frère et moi sommes restés hébétés devant les portes automatiques du magasin. Elles s'ouvraient et se fermaient toutes seules.

    Outre le fait que je ne comprenais pas à quoi cette coquetterie pouvait servir, j'avais l'impression d'être dans un monde du futur.

    Et je n'avais jamais vu autant d'opulence que dans la boutique de cette station essence : se déployaient là, sur les étals, plus de bonbons, de gâteaux, de jouets, de boissons que je n'en avais comptés pendant toute ma vie. Des couleurs dont, habituée aux bâtiments soviétiques passés à la grisaille des années, je n'avais soupçonné la vivace existence. Je n'avais jamais vu non plus de carreaux aussi luisants, de gens aussi bien habillés, de voitures aussi rutilantes.

    J'étais scotchée. Je comprenais que nous étions en route pour le paradis, un monde beau, où la faim et la peur n'existent pas.

    A l'école, nos camarades nous ont accueillis avec des jeux

    Quand nous sommes arrivés à Strasbourg, mes parents avaient trouvé du travail, un appartement de trois pièces, puis une place pour nous dans l'enseignement privé catholique, sur les conseils de Thérèse et avec l'aide de Jean-Claude, inspecteur des écoles qui a, par lui suite, accueilli d'autres réfugiés. Nous avons été bienvenus : nos petits camarades, voyant que nous ne parlions pas encore la même langue, nous ont accueillis avec des jeux qui ne nécessitaient pas de causer.

    Nous avons appris vite. Bon, un jour, la maîtresse nous a demandé de dessiner un squelette et j'ai dessiné un papillon. J'ai eu honte. En deux mois nous parlions français, avec quelques mélanges assez drôles. Pour consolider cette nouvelle langue, mon frère et moi avons été envoyés passer des vacances dans le Sud-Ouest chez Jeanine, la sÅ?ur de Thérèse. Quel accueil, encore. Elle a donné sans compter, cuisiné, shampouiné, expliqué, dicté, corrigé, promené, couché. Et je me demandais si pouvais considérer Jeanine et Thérèse comme des grand-mères sans trahir celles qui étaient restées en Roumanie.

    Un seul mot d'ordre : étudier. 16/20 n'était pas une bonne note

    Mes parents se sont ruinés, nous nous sommes tous privés, pour pouvoir vivre au centre-ville â?? car ils voulaient que nous ayons accès à tout, que nous nous sentions être au cÅ?ur de la cité dans le sens antique du terme â?? et avoir une éducation solide. Nous faisions des courses au Lidl et mon père me coupait les cheveux lui-même pour économiser le coiffeur - chapitre pénible de mon enfance. Un seul mot d'ordre : étudier. 16/20 n'était pas une bonne note. Puis, avec l'argent qu'il restait, nous allions marcher et nager, visiter les châteaux de la Loire et apprenions les fromages français : à les nommer et à les apprécier (ce qui se révéla être une véritable épreuve de volonté, car ce n'est pas acquis d'avance, le goût pour le moisi et le rance). Il fallait apprendre à les aimer parce que c'était notre nouveau pays. Aujourd'hui, je ne les aime pas, je les adore.

    Suis-je une mauvaise Française si je ne suis pas blasée ?

    J'ai eu très peu de jouets et ce fut bien assez. Quand je vois les enfants lassés par leurs caisses de jeux devenir des adultes tristes qui accumulent sans conviction, mais n'ont rien à partager, je donne raison à Easterlin et son désolant paradoxe : on s'habitue à l'abondance, on s'habitue à tout, même au bonheur. Je n'ai pas réussi à m'y habituer à ce bonheur inouï, à ma joie d'être au monde, en bonne santé, libre de penser, d'aimer, de voyagerâ?¦ Suis-je une mauvaise Française si je ne suis pas blasée ? Cette petite fille est bien arrivée au paradis, et elle y est toujours. Changez de lunettes, vous y êtes aussi.

    Mon pays, c'est la France, cette France qui m'a ouvert ses bras et ses bibliothèques â?? je payais 1,50 euros par an à la BNU â?? comme en me disant « viens, prends la lumière et partage-la à ton tour ! ». J'ai appris avec enthousiasme, j'adore les doubles consonnes dans cette langue sublime qui est devenue mienne, je jubile quand je récite Baudelaire dans les rues de Paris sur mon scooter - « SavaM-Ment consteL-Lé de rimes de cristal »-, je parle de Gary ou de Nietzsche sur les terrasses bobo-intello du XVIIIe arrondissement de Paris, et j'ai écrit ce texte après avoir déjeuné d'un rôti saignant de charolaise, en sirotant un Montagne-Saint-Emilion 1996.

    C'est en parquant ces réfugiés que nous semons les problèmes qui font peur à nos lendemains

    Aurais-je été cette même Française si on m'avait parquée dans une boîte à réfugiés ? Que serions-nous devenus, sans ces fées penchées sur notre destin ? Je n'ai pas oublié la tendresse de Thérèse, de Jean, de leurs enfants, de Jeanine, de Ginette et son drolatique chien Nougat, ni la bienveillance de Bernadette, maitresse d'école, ni les repas érudits avec le meilleur ami de mon père, Alphonse, et son épouse Mimi, ni comment Jean-Claude et Marinette nous ont culturellement ouverts au monde, je ne me suis séparée qu'une fois adulte de la poupée que Michèle et Thierry m'ont offerte pour un Noël. Je leur dois d'être une adulte instruite et émancipée.

    Offrir un jouet, un sourire, un repas, un toit, c'est peut-être la meilleure façon d'intégrer, d'insérer, de faire corps commun, d'acquérir à jamais à une cause commune, peut-être nommée France ou Liberté, ces gens qui ne demandent que le droit de vivre. Ce n'est pas en les accueillant, mais c'est en les parquant, en nourrissant leur ressentiment, en leur signifiant que leur vie vaut moins que la nôtre, que nous semons les problèmes qui font peur à nos lendemains. Leur tendre une main, c'est démultiplier nos forces.

    Mon énergie intarissable vous est rendue. Allez dire à mes amis (que j'écoute sans jugement ni réserve et qui ont toute licence pour me réveiller au milieu de la nuit en cas de besoin), aux associations dans lesquelles j'ai Å?uvré, aux commerçants de ma rue, à mon centre d'impôts, à mes auditeurs de documentaires, à mes lecteurs, aux collègues que je remplace volontiers au pied levé... que je suis un poids pour eux.