
A peine descendu de vélo, Maxime Truffier, vététiste et marathonien amateur, se jette sur l’appli Garmin Fit de son smartphone. Qui lui indique qu’il a parcouru « 74 kilomètres en un peu plus de quatre heures, à une moyenne de 17 km/h ». Illico, il publie ses performances sur Facebook. « C’est gratifiant, mais bon, c’est comme les photos, c’est davantage pour donner des nouvelles à ceux qu’on ne voit pas souvent », se justifie-t-il. Le nez dans le guidon, il continue à partager les chiffres de sa course sur le site communautaire Garmin Connect, auquel il confie ses données, ses temps de passage sur un même circuit et son état de forme physique.
« Connais-toi toi-même par les chiffres » est la devise du Quantified Self, « mesure de soi » en français. Ce mouvement, né en Californie en 2007 et popularisé par Gary Wolf et Kevin Kelly, journalistes au magazine Wired, consiste à pratiquer l’automesure. Des capteurs embarqués dans des bracelets, des montres, des brassards, des pèse-personnes, des ceintures et autres vêtements enregistrent la moindre calorie brûlée, le moindre pas effectué, mais aussi la tension artérielle, le rythme cardiaque, le taux de glucose dans le sang, les cycles de sommeil. Des « mouchards » censés tout savoir de leur utilisateur. Dans leur sillon, une flopée d’applications se sont développées pour calculer la quantité de caféine absorbée, de cigarettes non fumées, observer les cycles menstruels et même chiffrer les ébats sexuels.
Un jeu interactif dont on est le héros
Aujourd’hui, 23 % des Français posséderaient au moins un objet connecté, 64 % d’entre eux sont liés au fitness. Outre-Atlantique, un Américain sur deux a cédé aux sirènes de l’automesure. Les perspectives du marché sont prometteuses : d’ici à 2020, chaque foyer français pourrait disposer de plus de 30 objets connectés, montres et bracelets en tête. Les 52 % de sceptiques qui n’y voient « qu’un effet de mode », selon une étude pour l’Observatoire des objets connectés réalisée par l’IFOP et Harris Interactive en juin 2014, risquent donc de changer d’avis…
Les domaines du sport et de la santé sont naturellement les premiers investis. « Grâce au Quantified Self, vous passez un contrat avec vous-même et confiez à un logiciel le soin d’en vérifier le bon déroulement », résume le fondateur de Quantified Self Paris, Emmanuel Gadenne. Une personne qui veut perdre du poids a deux fois plus de chances d’atteindre son but si elle enregistre ce qu’elle mange, souligne M. Gadenne dans son Guide pratique du Quantified Self (FYP éditions, 2012).
« Il s’agit d’interactions persuasives, qui engagent l’individu à relever des défis, à se lancer dans la compétition, à changer de comportement, observe Franck Poirier, qui enseigne l’interaction homme-machine à l’université de Bretagne-Sud. Ce n’est pas du vent. La machine relance concrètement en disant “cette semaine, vous n’avez pas atteint votre objectif”. » L’automesure devient alors une sorte de jeu dont on est le héros. Et, qui dit jeu, dit désir de gagner.

« Invitez vos amis et vos proches à partager leurs statistiques, à envoyer des félicitations et à rivaliser dans le classement général », incite notamment le site communautaire Fitbit, l’un des leaders sur le marché des traqueurs d’activité. Car l’émulation vient aussi des amis et communautés mis à contribution. Réglée comme un métronome, Isabelle Hoet twitte, pour chacun de ses entraînements bihebdomadaires, de récurrents « Je viens de courir 16 km avec Nike + Running », appli de l’équipementier sportif. « J’éprouve une petite joie lorsque quelqu’un m’encourage ; certaines personnes mettent mes tweets en favoris, alors qu’ils ne me connaissent même pas ! », commente la coach de 48 ans. Une manière d’être valorisé et de se mettre en scène, à laquelle on devient vite accro.
Compter les jours sans tabac
« J’ai installé l’appli Stop-tabac en 2013. Et elle a largement contribué à ma réussite : messages de soutien et compteurs d’euros et de cigarettes épargnés ! Aujourd’hui, ce dernier indique 16 488 », se félicite Aurélie Alves qui, après neuf cent seize jours sans tabac, reste attachée à ses scores, « témoins indéfectibles de la distance parcourue ».
Franck Poirier, lui, pratique l’automesure chez lui, avec un pèse-personne connecté. « Cet objet a acquis un statut différent dans mon quotidien. Avant, je le cachais… Aujourd’hui, il trône au milieu de la chambre. » Le premier conseil de sa balance a été de prendre deux kilos, alors qu’il était persuadé qu’il lui fallait en perdre. « Elle ne s’est pas entêtée, je reste maître de mon objectif tout de même », s’amuse-t-il – même s’il parle de sa balance comme d’une personne à part entière. « Il y a très peu d’intelligence dans un smart object, finalement. L’intelligence est chez l’utilisateur. »
“Le risque est de finir par remplacer certaines addictions, à la cigarette ou à la nourriture, par la compulsion à l’outil.” Vanessa Lalo, psychologue spécialiste des usages numériques
Ce qui n’empêche pas les férus d’automesure de devenir, parfois, dépendants de ces petits mouchards. Pour Vanessa Lalo, psychologue clinicienne spécialiste des usages numériques, le risque est de finir « par remplacer certaines addictions, à la cigarette ou à la nourriture, par la compulsion à l’outil, un fétiche qu’on exhibe pour se rassurer ».
« Ce nouvel écosystème est intrusif. Il nous faut rester vigilants sur les usages abusifs et les éventuels détournements qui pourraient en être faits », met en garde Emmanuel Gadenne. A trop vouloir (re) prendre le pouvoir sur soi, à fixer des objectifs de performance pour chaque petite chose de la vie, l’autosuivi peut virer à l’obsession. « Le risque est de tomber dans une forme de “normopathie” [maladie de la norme] », pointe Antoinette Rouvroy, chercheur en philosophie du droit et membre du comité de la prospective de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Une étude publiée cet été par une équipe de chercheurs de l’université de technologie d’Eindhoven (Pays-Bas) montre que, selon la personnalité des utilisateurs, mettre son corps sous surveillance peut avoir des effets néfastes. Chez les névrotiques, connaître en temps réel son rythme cardiaque rassure – puisqu’ils ont tendance à tout voir en noir. Alors que chez les anxieux, le traqueur cardiaque augmente le stress. Se connaître soi-même a du bon… mais pas par n’importe qui.
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