RÉFUGIÉS - Les images des hordes déchaînées de migrants faisant irruption aux postes frontières de la forteresse Europe sont du pain béni pour les télés -- mais ne rendent pas compte de la réalité. Cet afflux est principalement un mouvement de gens ordinaires, contraints par la guerre et la misère à prendre des risques extraordinaires.
Cet été, en Sicile et sur les côtes de Turquie, j'ai interviewé des réfugiés syriens qui cherchaient avec empressement à embarquer sur le premier bateau qu'ils pourraient trouver pour faire la traversée vers l'Europe, et des Africains qui avaient survécu à cette épreuve.
Voici quelques-uns de ces témoignages.
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'On continuera à marcher jusqu'à arriver en Allemagne'
Légende : Des réfugiés syriens attendent le signal du départ de leur passeur, dans un parc d'Izmir, en Turquie
Nom : Hala
De : Damas, Syrie
Age : 20 ans
Famille : voyage avec sa mère, son petit frère de 14 ans et sa petite sœur de 12 ans
Profession : étudiante en droit
Lieu de l'entretien : un camp de transit improvisé par des Syriens à Izmir, en Turquie
Objectif : rejoindre son père et son frère en Allemagne
Rencontrée quelques nuits auparavant, Hala -- le pseudonyme d'une jeune femme mince et spontanée, qui m'a demandé de ne pas citer son vrai nom -- attendait avec sa mère et ses frère et sœur qu'on vienne leur faire signe pour entamer la traversée de la mer Egée. Ses vêtements colorés -- un polo turquoise et un voile rose parsemé d'étoiles argentées -- lui donnaient un air optimiste. Chacun d'eux avait avec lui un petit sac et un gilet de sauvetage. Mais l'annonce est tombée : la mer était trop forte. Peut-être est-ce ce soir qu'ils partiront.
Un homme s'approche de nous : puis-je l'aider à obtenir un traitement en Amérique pour sa fille, qui souffre d'une jambe ? Le gouvernement turc ne propose pas de soins, dit Hala.
Elle hausse les épaules : "c'est la guerre".
Nous nous ajoutons en amies sur Facebook. Les groupes auxquels elle est abonnée ressemblent à ceux de n'importe quel étudiant. L'association de droit de son université. Des groupes spécialisés dans les bonnes affaires qu'on peut faire à Damas et aux bonnes recettes de cuisine. D'autres laissent entrevoir une démarche de départ : l'un est consacré à l'apprentissage de la langue turque ; un autre aux "Syriens en Australie".
Les posts qui remplissent son mur sont principalement des vidéos humoristiques, des photos de fleurs et de plats qui doivent lui manquer. Un jour, elle met en ligne l'image d'un personnage de dessin animé qui fronce les sourcils, au pied d'une colline escarpée.
"Il y a du chemin", écrit-elle en-dessous.
Ce post a recueilli 55 "j'aime", de la part d'amis qui laissent des commentaires comme "que Dieu te bénisse et qu'il bénisse ton cœur, habibi". Hala et sa famille ont déjà parcouru plus de 1500 kilomètres ; et il leur en reste encore 3 000.
Le jour suivant, Hala m'a envoyé un message pour me dire que la mer était encore trop forte, et que leur départ était à nouveau repoussé.
Je n'ai pas de nouvelles d'elle depuis. Elle a arrêté de poster sur Facebook et même d'y accéder. Et je sais qu'elle est partie.
"Il y a trois ans, nous avons vu des explosions et des combats dans notre rue", m'a dit Hala. "Nous sommes partis pour la Turquie, et depuis nous sommes sur la route. Au départ nous avions prévu de vivre et de travailler en Turquie. Nous sommes restés deux mois à Ankara. Mais impossible d'y survivre. C'est difficile d'y trouver un travail, et même quand tu y arrives, ils essaient de t'arnaquer. Ils réduisent ton salaire, parce qu'ils savent que tu n'as pas le choix. Tu es obligée de prendre ce qu'ils te donnent.
Ici, en Turquie, certaines personnes nous aiment et nous aident ; d'autres nous haïssent. A notre arrivée, certains Turcs que nous avons croisés avaient peur que nous soyons des terroristes ; ils pensaient que nous avions une bombe.
Mon père et mon frère sont venus ici il y a deux mois. Ils ont traversé la mer en bateau. Ils y sont arrivés, Dieu merci. Maintenant mon père est en Allemagne -- à Bonn, je crois. Il a 600 euros par mois et un logement. Il apprend la langue.
On a payé 2 000 dollars par personne pour le trajet. On a vendu tous nos bijoux, et on a pris l'argent avec nous, enveloppé dans du plastique. On part sur un petit bateau, avec seulement 40 personnes. Non, pas de capitaine. Ils vont nous pousser vers la côte. Mais la Grèce est très proche ; c'est juste là. On n'en a que pour une heure ou deux ; et alors on sera arrivé."
Hala veut atteindre l'île grecque de Kos. Distante d'à peine quelques kilomètres de la péninsule de Bodrum, le trajet semble pouvoir se faire en toute sécurité. Mais les apparences sont trompeuses : c'est cette même traversée qui a coûté la vie au petit Alan Kurdi.
"On n'a pas le choix", me dit Hala. "Si on vit, on vit ; si on meurt, on meurt. Après avoir accosté de l'autre côté, on va marcher. Et on continuera à marcher jusqu'à arriver en Allemagne."
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'J'arrivais à court d'argent'
Légende : Nadera Kadora Salah a voyagé de la frontière syro-turque jusqu'à Izmir, elle a traversé la Turquie en bus, après la disparition de son mari, un soldat, tué au combat. Photo d'Ali Riza Çelebi.
Nom : Nadera Kadora Salah
De : Damas, Syrie
Age : 61 ans
Famille : Voyage seule, après la mort de son mari, tué pendant la guerre civile en Syrie. Elle a deux fils en Hollande, ainsi qu'une fille en Allemagne
Profession : ancienne bénévole dans un hôpital
Lieu de l'entretien : un quartier par lequel transitent les Syriens à Izmir, en Turquie
Objectif : rejoindre ses enfants en Hollande ou en Allemagne
Salah a traversé la frontière syro-turque à pieds, et s'est ensuite déplacée seule à travers la Turquie, en bus. Ici depuis une dizaine de jours, elle est naturelle et enjouée, sous son élégant voile en soie noire, et n'a pas peur de porter certains des bijoux qu'elle possède encore, comme cette bague au saphir turquoise éclatant. Les commerçants et restaurateurs du coin lui viennent en aide en l'invitant gratuitement à manger, alors qu'elle attend que ses enfants en Europe lui envoient l'argent nécessaire pour payer un passeur qui la mettra sur un bateau pour la Grèce.
"Avant la guerre, on était heureux et on vivait en sécurité", dit-elle. "On pouvait marcher sans crainte dans la rue. Et puis tout a mal tourné.
J'ai enterré mon mari. Il était dans l'armée ; ils l'ont tué sous mes yeux. Après ça je n'avais plus personne en Syrie. Et à cause de la guerre, je ne pouvais plus sortir dans la rue la nuit.
Au début, j'étais bénévole dans un hôpital. J'aime aider les gens. Lorsque des blessés arrivaient, je m'occupais des transfusions de sang.
Mais j'arrivais à court d'argent. J'ai deux fils en Hollande. Ma fille est en Allemagne. J'ai pris la seule décision qu'il me restait : essayer de les rejoindre. Je suis venue ici en bus, de la frontière [syro-turque]. Et ça fait maintenant 10 jours que je suis là, à attendre que mes enfants m'envoient de l'argent.
Est-ce que j'ai peur d'aller sur les bateaux ? Je n'ai pas le choix. Il n'y a pas d'autre option. J'irai en Grèce, et mon fils m'attendra de l'autre côté."
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'Quand tu as fini ton service militaire, ils ne te laissent pas partir'
Légende : Mewael, pseudonyme d'un professeur d'anglais qui a fui l'Erythrée après 10 ans dans l'armée, attendait dans un parc en Sicile que sa famille lui envoie l'argent qui lui permettrait de se rendre en Hollande
Nom : Mewael
De : Erythrée
Age : 36 ans
Famille : épouse en Erythrée, sans enfant
Profession : professeur d'anglais, pendant ses 10 années dans l'armée
Lieu de l'entretien : nous avons discuté dans un parc de Siracuse, en Italie, en face d'une église qui fournit des repas et des douches aux migrants. Il n'y a pas d'installation pour la nuit, ils dorment donc dans le parc. Mewael -- un pseudonyme ; il a demandé que son vrai nom ne soit pas cité -- n'a plus d'argent, et est en attente de fonds qu'une de ses sœurs, en Arabie saoudite, doit lui envoyer.
Objectif : rejoindre une autre sœur, arrivée en Hollande depuis un an et qui y a déposé une demande d'asile politique
"J'étais prof d'anglais dans l'armée, j'enseignais aux élèves de collège", dit-il. "Officiellement, le service militaire dure deux ans. Mais quand tu as fini ta période, ils ne te laissent pas partir. Ils te disent 'nous nous sommes battus pendant 30 ans pour libérer le pays'. Au final, j'y suis resté 10 ans.
Et puis il y a trois ans, ma famille m'a arrangé un mariage. Ils m'ont présenté une fille, et j'ai accepté. Du fait de mon affectation militaire, je n'ai pas pu voir ma future femme, et après le mariage, je n'avais pas non plus le temps de la rencontrer.
Après mon mariage, tout est devenu plus clair. J'ai compris que j'étais désormais marié, et que je devais faire ma vie.
En Erythrée il y a du travail, mais pas de développement. Je gagnais 500 ou 600 nakfa [30 à 35 euros] par mois. Autant dire rien. Une maison, par exemple, coûte 300 ou 400 000 dollars [270 à 360 000 euros] ! Il fallait que je fasse quelque chose pour aider ma famille. Et la seule option possible était de m'enfuir vers un autre pays.
Je suis d'abord allé au Soudan. C'était trop dangereux d'emmener ma femme, donc je suis parti seul. J'ai bougé pendant trois ans. Et je n'ai eu aucun contact avec ma famille pendant tout ce temps. Je n'ai pas appelé mon père ou ma mère ; je n'ai pas parlé avec ma femme. Après tout ce temps à travailler au Soudan, je suis allé en Libye, et j'ai trouvé un bateau. Tout ça, en comptant les trajets, y compris le bateau, ça coûte 3 700 dollars [3 300 euros].
Dieu soit loué, il ne m'est rien arrivé. En Libye, ils prennent les filles pour du sexe, et ils frappent les garçons. Dans les maisons où ils nous mettent en attendant les bateaux, ils donnent des coups de pieds si on parle. Ils nous traitent comme des animaux. Dans la maison où j'étais, on a attendu pendant trois ou quatre semaines la personne qui devait nous emmener jusqu'au bateau. Je n'avais pas le choix, alors. Et peu importe la manière, les gars te montent à bord. Notre bateau était de taille moyenne, et on était 400 dessus. Je pensais que c'était trop dangereux.
Après 10 heures, quelqu'un a appelé un numéro international. Je ne sais pas qui est venu à notre rencontre. Mais on a été pris en charge par un navire, où j'ai commencé à entendre parler anglais. On a été emmené à un centre de Pozzallo [le centre d'accueil de l'Etat italien à Pozzallo, en Sicile]. J'ai décidé de ne pas déposer de demande d'asile, et au bout de cinq ou six jours, je suis parti. Ils ne nous forcent pas à rester.
Je n'ai plus d'argent, maintenant, j'attends que ma sœur m'en envoie d'Arabie saoudite. Et ensuite je pourrai continuer pour rejoindre mon autre sœur en Hollande. Je suis devenu le leader de ceux que j'ai rencontrés ici [il fait un geste vers un groupe d'une demi-douzaine d'autres hommes et femmes érythréens]. Ils ne parlent aucune langue étrangère, mais maintenant ils disent qu'ils vont en Hollande, eux aussi. J'espère que ça va bien se passer pour eux. Ce genre de voyage est dangereux, mais c'est incontournable pour ceux qui veulent faire quelque chose de leur vie.
J'ai envie d'étudier l'informatique et de travailler dans ce domaine. Je pense que je peux être bon là-dedans."
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'Je suis venu en Europe pour obtenir mon doctorat'
Légende : Mohamed Ibrahim (deuxième à partir de la gauche), avec des compagnons de voyage, à Siracuse, Sicile.
Nom : Mohamed Ahmed Ibrahim
De : Soudan (du nord)
Age : 22 ans
Famille : cinq sœurs et quatre frères
Profession : ingénieur des mines
Lieu de l'entretien : un parc à proximité d'une église qui fournit des repas et des douches, à Siracuse, Italie
La plupart des quelques 75 personnes rassemblées ici ont été prises en charge par des bateaux de sauvetage en Méditerranée au cours des derniers jours. Ils n'ont pas souhaité déposer de demande d'asile en Italie et s'apprêtent à poursuivre leur voyage plus loin en Europe, car le mot est passé, sur la Sicile : ici, ils ne trouveront que des emplois agricoles sous-payés.
"J'espère pouvoir obtenir un doctorat, quelle que soit la manière d'y arriver", dit Ibrahim. "Quel que soit l'endroit. Même si j'y perds la vie. C'est pour ça que je suis venu en Europe.
A la fin de mes études d'ingénieur des mines à l'Académie du Soudan [en mai 2013], j'ai travaillé pour une entreprise chinoise, Golden Yacht. Ma famille est au Darfour. Comprenez bien : ma famille est Berti ; nous sommes d'une tribu africaine, et ça veut dire que là-bas, il n'y a rien pour nous. Les tribus arabes contrôlent tout, ils ne partagent qu'avec les leurs.
J'ai payé plus de 3 000 dollars [2700 euros] pour traverser la mer. Je suis d'abord allé au Caire. Au bout d'une semaine je suis passé en Libye, avec sept amis. Il y avait 220 personnes sur notre bateau. On n'avait pas de capitaine. Notre contact nous a mis sur cette embarcation et nous a dit qu'on devait viser cette ligne sur la côte [italienne]. Il nous a dit qu'on devait appeler la Croix Rouge après quatre heures. C'est ce qu'on a fait, mais ils nous ont répondu qu'on était encore loin des eaux internationales -- 175 kilomètres exactement.
On s'est alors perdu en mer. On conduisait chacun notre tour. On est resté comme ça pendant 11 jours. Tu sais, je n'étais même pas découragé. Je me disais 'peut-être qu'on arrivera, peut-être pas. On meurt au Darfour, ou on meurt en mer'.
Finalement on a rencontré un bateau des gardes côtes suédois, dans les eaux internationales. Ils nous ont emmenés en Italie, ça nous a pris 28 heures d'arriver ici.
J'ai embrassé le sol ! On a fêté ça. On y est arrivé !
Je suis né dans une famille musulmane, mais en fait je ne suis pas musulman, ni chrétien. Je crois en de meilleures relations entre les gens, et je pense que ça ne sert à rien de dire 'musulman' et 'chrétien'. Comme ici" -- il montre l'église -- "personne ne demande pourquoi on est ici. Ils ne demandent pas qui on est. Ils disent, 'Venez manger !"' [Et de fait, un messager à vélo vient à midi et hèle les hommes pour le déjeuner.] "On mange des pâtes, des pizzas. C'est super, bien sûr. On est content d'avoir ça.
Je viens d'une famille d'agriculteurs. Mon frère aîné est resté pour aider mon père. J'ai appelé à la maison dès mon arrivée. Mon père m'a dit : 'Continue, mon fils'.
Maintenant je vais aller à Rome, et après on verra ; tous ceux à qui je parle ont des projets. J'espère aller en Angleterre, pour faire des études. C'est mon rêve. Quand est-ce que je rentrerai [au Soudan] ? Quand le gouvernement changera, alors là je rentrerai."
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Cet article, publié à l'origine sur le Huffington Post américain, a été traduit de l'anglais par Mathieu Bouquet.