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Déchets nucléaires

Pas de frontières pour le nucléaire : le parcours secret de l’uranium en Europe

Un convoi d’uranium, destiné à être transformé en combustible, pourrait arriver dans les prochaines heures à Narbonne. Reporterre en a profité pour se pencher sur le parcours de ce matériau jusqu’aux cuves des 58 réacteurs de centrales nucléaires en France. Un voyage au-delà des frontières…

Cette semaine, un train a transporté des déchets nucléaires vitrifiés de Cherbourg jusqu’en Suisse. Mais si les transports de déchets radioactifs agitent de temps en temps la sphère nucléaire, un trafic beaucoup plus intense se déroule dans un secret presque total, celui de l’uranium destiné aux centrales nucléaires françaises. Un convoi parcourt aussi en ce moment la France, du nord au sud, selon l’alerte lancée par le Réseau Sortir du nucléaire : quatorze containeurs de concentré de minerais d’uranium – appelés « yellowcake » dans le jargon professionnel – auraient pris les rails lundi 14 septembre depuis Hambourg pour rejoindre l’usine Areva de Malvési, dans la commune de Narbonne (Aude).

Au conditionnel, car les acteurs de l’industrie nucléaire ne confirment pas franchement l’information. A EDF, un long silence d’abord fait office de réponse avant que notre interlocuteur nous renvoie vers le fournisseur : « C’est plutôt du registre d’Areva, car je ne crois pas que nous soyons le donneur d’ordre ». Mais du côté d’Areva, le service de communication déclare ne « rien savoir » et ne confirme « que ce que vous avez lu sur Sortir du nucléaire ». L’ASN (Autorité de sûreté nucléaire), affirme ne pouvoir « ni infirmer ni confirmer le déroulement de ce transport ». Toutefois, l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) ne semble pas surpris lorsque nous le contactons. Et c’est finalement le site industriel de Malvési qui reconnait : « La date n’est pas encore confirmée, mais il y a bien un convoi en route ».

Entre son état de minerai et celui de combustible prêt à l’emploi, l’uranium subit un cycle compliqué de transformations. Malvési en est la première étape : le concentré de minerai d’uranium y est transformé en tétrafluorure d’uranium, dit « UF4 ».

Malvési est « le seul point d’entrée de l’uranium naturel en France ». C’est même le seul en Europe, dit Emilie Dhondt, la responsable communication du site Areva de Malvési : « Nos concurrents sont au Canada, aux Etats-Unis, en Russie et en Chine ». Le site traiterait entre 20 % et presque un quart de l’uranium mondial. Sa capacité de production annuelle est de 14 000 tonnes, mais le rapport annuel indique que la production en 2014 a été de 12 086 tonnes, un chiffre en baisse par rapport aux deux années précédentes (voir page 8 du rapport annuel).

Une fois transformé en UF4 à Malvési, l’uranium prend la direction, par camion, de Pierrelatte, sur le site du Tricastin. Là, il est transformé en un état gazeux, et devient « UF6 ». L’UF6 est particulièrement radioactif et « toxiquement très dangereux », indique Gilles Sert, adjoint au directeur de l’expertise de sûreté de l’IRSN.

L’uranium UF6 va ensuite être « enrichi ». A l’état naturel, l’uranium est en effet trop pauvre en isotope 235, la matière qui permet la réaction de fission nucléaire. Il faut donc augmenter la teneur de cet isotope dans le futur combustible. L’enrichissement se déroule également sur le site de Tricastin, dans l’usine Georges Besse II, qui utilise pour cela la centrifugation depuis 2012.

Alors enrichi, l’uranium va subir une nouvelle transformation : il est expédié à une centaine de kilomètres du Tricastin vers Romans-sur-Isère (Drôme), dernière étape de sa transformation en combustible. Là, dans les usines de FBFC (Franco-belge de fabrication du combustible) – filiale d’Areva, qui assure donc de bout en bout les étapes du cycle de conversion en France –, il est définitivement « assemblé », c’est-à-dire conditionné sous forme de pastilles, puis placé dans des tubes qui forment les barres de combustible utilisés dans les réacteurs nucléaires.

L’uranium est enfin prêt à l’emploi dans les centrales nucléaires françaises. Le cycle complet de fabrication depuis l’extraction du minerai prend de deux à trois ans, selon EDF (voir cette note, page 3.

La carte de France des transports d’uranium dans ses différents états

Pour autant, tout le combustible utilisé en France n’y est pas forcément produit entièrement. Selon l’ASN, « EDF a diversifié ses fournisseurs sur les différentes étapes d’approvisionnement en combustible ». Par exemple lors de la phase d’enrichissement : une fois transformé sous la forme d’UF6 à Pierrelatte, l’uranium va parfois poursuivre son cycle en Europe : « Il peut aller en Allemagne, où il est enrichi à l’usine de Gronau puis transformé en combustible à l’usine de Lingen. Il peut aussi aller aux Pays-Bas à l’usine d’Almelo, ou en Suède, avant de revenir alimenter les centrales françaises » détaille Charlotte Mijeon, du Réseau Sortir du nucléaire, qui enquête sur ce dossier depuis plusieurs mois avec l’aide de réseaux allemands.

Sur un document communiqué par l’autorité de sûreté outre-Rhin, le SDN, document qui relate les demandes d’autorisation pour les transports radioactifs, on peut ainsi constater différents mouvements de combustible vers la France :

-  Voir document (en allemand) :

Par exemple, demande n° 7195, atteste du transport d’un combustible (« Unbestrahlte Brennelemente ») depuis Lingen vers les 19 centrales nucléaires françaises. La demande 7258 montre que l’usine Westinghouse suédoise a alimenté 11 centrales françaises – l’uranium enrichi a transité par l’Allemagne.

Ce commerce international est confirmé par EDF : « Les opérations d’enrichissement sont réalisées en France, ailleurs en Europe et en Russie. C’est le résultat des contrats signés par EDF avec ses partenaires industriels, dans un objectif de sécurisation de ses approvisionnements à toutes les étapes de transformation de la matière », nous indique par écrit l’attachée de presse. Autrement dit, Areva n’est pas le seul partenaire dans la préparation du combustible. « Principalement pour des raisons économiques. EDF achète des combustibles à Westinghouse qui est moins cher qu’Areva », explique l’expert indépendant Bernard Laponche.

Quel est le volume de ces échanges transfrontaliers ? Difficile à savoir. « Il y a effectivement des transports d’UF6 à destination de pays tiers. Mais l’ASN n’a qu’une vision partielle de ces flux de transport », nous répond Vivien Tran-Thien, directeur du transport et des sources à l’ASN.

Au final, c’est une toile d’araignée que dessine le long périple de l’uranium – qu’EDF achète au Kazakhstan, au Niger, en Australie et au Canada. Cela pose plusieurs questions, alors que de nombreux transports se font par voie routière.

« L’industrie nucléaire émet des quantités non négligeables de gaz à effet de serre » durant ce cycle de transformation, rappelle le Réseau Sortir du Nucléaire. Il y a aussi un impact environnemental, alors que l’usine de Malvési vient d’être condamnée pour vingt infractions au Code de l’environnement.

Et par ailleurs un enjeu de sécurité. « La règlementation sur le transport des déchets est relativement surveillée, mais en amont, c’est une véritable zone de non-droit. Les transports sont principalement soumis à un régime déclaratif », dit Guillaume Blavette, du collectif Stop EPR. Il demande que les Commissions locales d’information (CLI) aient un droit de regard sur ces transports. Le contrôle de l’ASN pourrait également être renforcé, alors que « seuls les transports de substances radioactives présentant des enjeux significatifs de sûreté nucléaire et de radioprotection doivent [y] être notifiés » selon Evangelia Petit, de l’Autorité. Cela n’est pas le cas, en l’occurrence, du transport Hambourg-Narbonne…

« Ces transports absurdes sont les reflets d’une chaîne d’approvisionnement absurde qui symbolise une industrie absurde », juge Guillaume Blavette. Et que l’uranium voyage aujourd’hui plus facilement en Europe que certains êtres humains n’est sûrement pas la dernière des absurdités.

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