Stupeur et tremblements : Canal+ entre dans l'ère Bolloré

Il coupe les têtes sans préavis, met son nez dans la ligne éditoriale, divise pour mieux régner. Depuis l'arrivée du milliardaire Vincent Bolloré, la chaîne cryptée est sens dessus dessous. La fin d'une époque, et celle qui se profile a de quoi faire peur.

Photo : Robert Deyrail / GAMMA

Par Richard Sénéjoux

Publié le 21 septembre 2015 à 05h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h52

Mise à jour du 25/09 : On connaît désormais le montant du gros chèque déboursé par Vincent Bolloré pour retenir Cyril Hanouna, et c'est ce dernier qui en a lui-même donné le montant lors de son audition devant le CSA. Il s'agit d'un montant (révélé par BFM) assez halucinant de 50 millions d'euros par an sur cinq ans, soit donc un total 250 millions d'euros. Le contrat précédent entre D8 et Hanouna n'était « que » de 19 millions d'euros par an...

Issy-les-Moulineaux, 7 heures du matin, le 3 septembre dernier. Le jour se lève doucement sur le grand immeuble de verre de Canal+, coincé derrière une ligne de chemin de fer et le tramway Val-de-Seine. Pas grand monde à cette heure-là, ni dans le hall monumental aux tons crème, ni dans les couloirs. Seules quelques personnes chargées de l'entretien s'activent. Seules ? Non. Un homme au costume sombre, bien mis, se promène dans les couloirs. Pendant une demi-heure, il observe l'étrange manège d'un employé, qui fixe tour à tour sol et plafond avec la plus grande application. Il finit par l'interpeller. « Vous faites quoi, là ? — Ben, je regarde s'il n'y a pas de toiles d'araignée. — Ah oui, c'est ça votre métier ? Etrange entreprise, tout de même. »

L'homme au costume sombre s'appelle Vincent Bolloré. Dans une heure à peine, à l'issue d'un conseil de surveillance, il va officiellement prendre les commandes de la chaîne cryptée, un an après avoir mis la main sur sa maison mère, Vivendi. Le nouveau big boss est arrivé (bien) en avance, comme souvent. Il est comme ça, Vincent Bolloré, il aime venir à la rencontre de ses salariés sur le terrain. Le genre paternaliste. Quatre jours plus tôt, il s'était invité dans les coulisses de Touche pas à mon poste !, l'émission vedette de D8, en soutien à Cyril Hanouna et sa bande pour la nouvelle saison. Des maquilleuses aux chroniqueurs, tous ont pu croiser un Bolloré « guilleret et affable ».

Canal+

Pourtant, depuis deux mois, on ne peut pas dire que l'homme d'affaires multicarte — énergie, gestion de ports en Afrique, transport, plantations, logistique, batteries et voitures électriques (Autolib', à Paris), publicité avec Havas, médias... — provoque l'hilarité dans les couloirs de Canal+, où il a lancé une purge sans précédent. Ça a commencé avant l'été, avec « l'affaire des Guignols ». Peu friand des marionnettes, il demande leur suppression de l'antenne. Tout simplement. ­Refus du numéro 2 de la chaîne, Rodolphe Belmer. Mais Bolloré insiste. L'affaire commence à s'ébruiter. Mobilisation, pétition. Finalement, les Guignols sauvent leur tête. Mais pas Rodolphe Belmer, douze ans de service, brutalement débarqué le 3 juillet. Officiellement pour mauvaise gestion et manque de renouvellement à l'antenne. Officieusement, outre d'avoir tenu tête au nouveau boss, on lui reproche d'avoir resigné Le grand journal avec son producteur historique, Renaud Le Van Kim.

Coûts trop élevés, audiences décevantes... L'homme d'affaires breton se serait étranglé à la vue de la facture (120 000 euros l'émission), sans aucune mise en concurrence en dix ans. « Il a dénoncé une forme de copinage entre Belmer et les deux coproducteurs, Denisot et Le Van Kim, rapporte un salarié. Quand il a vu le coût du décor, 3 millions d'euros d'après ses dires, il a lancé qu'à ce prix-là, on pouvait acheter un petit immeuble ! » Exit donc Le Van Kim, l'émission sera désormais produite en interne. Et exit aussi Antoine de Caunes, son présentateur depuis deux ans. Non content de mettre son nez dans les finances, Vincent Bol­loré s'intéresse aussi à l'antenne. De près. C'est lui qui a contacté directement Maïtena Biraben (Le supplément, sur la même chaîne) pour lui offrir le fauteuil de De Caunes.

Hanouna retenu à la dernière minute sur D8

« Ces décisions sont tombées alors qu'on venait de débaucher des gens pour la nouvelle saison, explique un ancien de l'équipe. Du jour au lendemain, beaucoup se sont retrouvés sans rien. Plutôt violent. » Résultat : une quarantaine de personnes sur le carreau. Certains négocient aujourd'hui encore leurs conditions de départ. D'autres ont été reclassés à La nouvelle édition (retour à l'antenne le 28 septembre). L'émission du midi, jusqu'ici produite par la boîte maison, Flab Prod, est tombée dans l'escarcelle de la société de Renaud Le Van Kim (dont Bolloré a exigé la démission !) à l'issue d'un gentlemen's agreement : Bolloré ne voulait pas payer d'indemnités faramineuses après la rupture du contrat du Grand journal. Mais l' « arrangement » ne durera qu'un an.

Trois semaines après Belmer et Le Van Kim, un autre baron de Canal+ passe à la trappe : Ara Aprikian, le patron de D8. Deux vigiles le sortent manu militari de son bureau. Stupeur dans les couloirs. Et étonnement vu son bilan : il a fait de la chaîne le leader de la TNT en audience — évidemment, faut pas être trop regardant sur les programmes... Selon nos informations, Ara Aprikian paie de ne pas avoir sécu­risé le contrat de Cyril Hanouna, l'animateur vedette, qui a failli partir cet été sur TF1. Bolloré l'a retenu à la dernière minute, moyennant un gros chèque et une exclusivité de cinq ans...

Retour au 3 septembre. Pour Vincent Bolloré, ce jour marque aussi l'aboutissement de la stratégie qu'il mène depuis trois ans. Dans quelques minutes, il va éjecter Bertrand Meheut de son siège de pdg de Canal+. Malgré ses grosses lunettes, celui qui a sauvé la chaîne cryptée de la faillite il y a douze ans n'a rien vu venir. En 2012, il pensait même avoir réalisé un joli coup en rachetant Direct 8 et Direct Star (rebaptisées D8 et D17 en 2012) à... Vincent Bol­loré. Un deal de près de 500 millions d'euros. Mais l'homme d'affaires se fait payer en actions Vivendi, la maison mère, et pas en cash. De 4,5 %, il passera à près de 15 % du capital en moins de deux ans, investissant au passage plus de 1 milliard d'euros. Devenu premier actionnaire, il exigera alors la présidence de Vivendi, qu'il obtiendra en juin 2014.

On résume : Bolloré vend ses chaînes, puis les récupère deux ans plus tard en devenant patron de Vivendi-Canal+ ! Dans le monde des affaires, ça s'appelle un coup de maître — les Guignols en feront d'ailleurs un sketch, qui n'a, dit-on, pas du tout faire rire Vincent Bolloré. Et comme à chaque acquisition, l'homme d'affaires breton prend les choses en main. Pendant un an, il va mettre son nez partout, le temps d'établir un diagnostic. Avant de frapper. Fort. En deux mois, il a éparpillé façon puzzle tout le top management de Canal+. Les patrons sport, cinéma, d'iTélé, de Canalsat, la DRH... Personne, à l'exception notoire de Maxime Saada, l'ex-dauphin de Rodolphe Belmer, n'est épargné. « Au comité directeur, il a dit en gros qu'avant, on ne savait pas faire de la télé », raconte, amer, un cadre. Au moment de remercier Bertrand Meheut, Vincent Bolloré se permet même une allusion sur son âge — 64 ans dans les prochains jours, alors que lui-même n'a que six mois de moins ! Il s'installera aussitôt dans son bureau... après avoir occupé celui de Rodolphe Belmer tout l'été. Les grands fauves marquent toujours leur territoire.

Photo : François Lafite/ Wostok Press

Parmi les salariés, beaucoup sont groggy, choqués par ces méthodes brutales. « C'est encore pire qu'au moment de Messier, confie un ancien, vingt-cinq ans de maison. Tout le monde a peur de se faire virer dans le quart d'heure s'il la ramène. » On rase les murs, on évite de parler trop fort des « événements » qui secouent l'entreprise. « L'étage de la direction, c'est le désert des Tartares, raconte un autre. Chaque fois qu'on croise un manager, il est blême. A l'heure actuelle, la boîte est bloquée, comme en suspens. »

On pourrait s'étonner de l'absence de révolte, de cette apathie généralisée. Bol­loré, neuvième fortune de France selon Challenges, achète le silence de ceux qu'il vire, comme il l'a fait avec les anciens auteurs des Guignols. Surtout, il a minutieusement préparé son coup. Il s'est mis les syndicats dans la poche avec cette promesse imparable : pas de licenciement. Mieux, ses décisions reprennent certaines de leurs revendications. « Ça fait des années qu'on dit que nous avons les équipes et les moyens pour produire plus en interne, confie un élu. Bolloré nous a dit : tous ces managers, ils se sont bien sucrés. Je veux rendre du pouvoir aux opérationnels. » Diviser pour mieux régner, c'est vieux comme le Comité des forges.

“Loyauté” envers le grand chef

Passé le grand ménage, Vincent Bolloré place maintenant ses hommes. Partout. Au cinéma, au sport, à l'info. Son idée ? « Intégrer totalement » Canal+ dans Vivendi, en faire une simple filiale, à l'image d'Universal Music et de la plateforme Dailymotion. Dans ce schéma, les nouveaux venus font plus figure de courroie de transmission que de véritables décideurs. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ne discuteront jamais les ordres du grand chef. Dans la maison Bolloré, on appelle ça la loyauté. Le successeur de Bertrand Meheut, Jean-Christophe Thiery, a géré le pôle médias du groupe (Direct 8, le gratuit Direct Matin, l'institut de sondage CSA...), où il est entré il y a presque quinze ans.

Le nouveau boss d'i>Télé (qui sera bientôt rebaptisée CNews) Guillaume Zeller, 38 ans, lui, n'a que dix ans de maison. A la chaîne d'info, on s'inquiète de son profil. Proche des catholiques traditionalistes, ce Zeller, petit-fils de l'un des quatre généraux organisateurs du putsch d'Alger en 1961, intervient aussi à ses heures sur les ondes de Radio Courtoisie, antenne proche de l'extrême droite. Voudra-t-il droitiser la ligne éditoriale, à moins de deux ans de la présidentielle ? « Pour l'instant, on nous a juste indiqué que Bolloré souhaitait plus de reportages et d'images, et moins de plateaux », confie un journaliste de la chaîne. Ancien de Direct 8, Guillaume Zeller n'a jamais dirigé une rédaction d'une telle importance — son dernier poste était celui de rédacteur en chef du site de Direct Matin. Un journal gratuit dont les colonnes chantent parfois les louanges de chefs d'Etat africains (le groupe Bolloré a d'importants intérêts sur ce continent). Plusieurs cas de censure y ont été pointés ces dernières années. Un article sur des Roms retenus par la police française est passé à la trappe. Un autre, qui évoquait l'utilisation des données personnelles du pass Navigo, aussi, histoire de ne pas déplaire à la RATP — le journal est en effet distribué dans le métro.

C'est que Vincent Bolloré a un rapport très personnel à l'information et aux journalistes. Son credo : « c'est celui paie qui commande ». En 2008, une émission consacrée à Nicolas Sarkozy et les femmes a été déprogrammée de Direct 8 pour ne pas froisser un président que l'homme d'affaires avait accueilli sur son yacht quelques jours après son élection. Dans ses médias, il veut toujours garder le « contrôle éditorial ». Et à Canal+ ? Aussi. Mi-mai, un documentaire de Spécial investigation sur le Crédit Mutuel a été déprogrammé in extremis à la demande expresse du patron. Pourquoi ? Le Crédit Mutuel est une des banques historiques du groupe Bolloré, c'est même elle qui a porté l'opération lors de laquelle Vivendi a pris 100 % des parts de Canal+ (1). Vous suivez ? Plus récemment, un reportage qui égratignait l'Olympique de Marseille a été retiré du site de replay de la chaîne, MyCanal. La présence ou non de la marionnette de Vincent Bolloré aux Guignols, qui feront leur retour en crypté à 20h50 au mieux début octobre, dans une nouvelle formule, sera aussi révélatrice de la longueur de la bride laissée aux nouveaux auteurs.

Quel avenir pour la filière cinéma ?

Pour une chaîne qui a construit une partie de son image sur l'irrévérence et la liberté d'expression, ça la fiche un peu mal. Beaucoup s'interrogent d'ailleurs sur les réelles intentions de Vincent Bolloré à l'égard de Canal+. Les programmes indigents de Direct 8 ne plaident pas en sa faveur. « On ne sait pas si son but, c'est la satisfaction de l'abonné ou celle de l'actionnaire », lâche un ancien salarié. Lui dit pourtant vouloir placer l'abonné au coeur de ses préoccupations, en réduisant notamment les fenêtres en clair. Il veut réinvestir dans le sport, le principal facteur d'abonnement avec le cinéma et les séries, pour retrouver des clients. Près de 150 000 ont déserté en 2014. Beaucoup de droits (foot espagnol, italien et allemand, handball, Wimbledon...) sont partis chez la concurrente BeIN Sports ces dernières années. « Si on perd aussi le championnat anglais, on n'aura plus rien à mettre sur Canal+ Sport », s'inquiète un cadre. Faute d'images à commenter, un plan social de vingt personnes a même été lancé au service des sports pour la première fois de l'histoire de la chaîne, avant même le coup de force de Bolloré.

Le remue-ménage à la chaîne cryptée inquiète aussi la filière cinéma, dont Canal+ reste le principal bailleur de fonds (2) — elle verse près de 200 millions d'euros par an en préachats. Même si les accords ont été resignés pour cinq ans en mai dernier, personne n'est tranquille, notamment pour le financement des films d'auteur. Et si Vincent Bolloré décidait de tout remettre à plat ? « Après le départ de Pierre Lescure, en 2002, c'est parti en vrille pendant deux ans, le temps que Canal+ se réinvente, se souvient une salariée. Là, ça va faire pareil. » Sauf que Canal+ n'a plus vraiment le temps, pressée par les assauts des géants Netflix ou Amazon. Dans la (longue) lettre qu'il a envoyée aux salariés de Canal+ lors de sa prise de pouvoir, Vincent Bolloré dit d'ailleurs vouloir développer le groupe à l'international, sur « les marchés de langues anglaise et espagnole ». Mais glisse ce précepte : « L'arrogance n'est pas un comportement qui permet d'avancer. » Le nouvel esprit Canal ?

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