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Inutiles statistiques ethniques, par Hervé Le Bras

Lutter autrement contre les discriminations.

Publié le 14 juillet 2009 à 14h25, modifié le 14 juillet 2009 à 14h25 Temps de Lecture 4 min.

Fin mars, Nicolas Sarkozy a nommé commissaire à la diversité le chef d'entreprise Yazid Sabeg. Dans la foulée, ce dernier a créé un comité chargé de rendre, fin juin, un rapport "scientifique" sur la mesure de la diversité, donc de définir les conditions d'une statistique ethnique. Un comité lui-même sur mesure : ses quelques membres scientifiques, tous favorables à une statistique ethnique, voisinent avec une majorité de représentants du patronat souvent proches de l'Institut Montaigne, qui promeut une "charte de la diversité". Premier grain de sable, le Haut Conseil de l'intégration (HCI), inquiet de cette orientation, a constitué un groupe informel, au début du mois d'avril, pour parer à d'éventuelles dérives : entre les communautés ethniques souvent évoquées par Sabeg et l'intégration, il y a en effet un hiatus, pour ne pas dire une contradiction.

Second grain de sable : pour restaurer la diversité des opinions, vingt-deux scientifiques connus pour leurs travaux sur la discrimination et la nature des statistiques ethniques ont constitué une commission indépendante, la Carsed. Ils ont travaillé sous la forme d'une commission fantôme, avec des auditions telles celles du comité Sabeg et un rapport à rendre à la même période que ce dernier, fin juin.

Face à cette opposition, les responsables du comité Sabeg ont abandonné et récusé le terme de "statistiques ethniques" au profit d'une mesure du "ressenti d'appartenance" par lequel les personnes seraient invitées à exprimer librement et en détail leur appartenance. Cette pirouette de langage ne doit pas tromper, car il faudrait tôt ou tard classer ces "ressentis d'appartenance"dans des catégories qui seraient nécessairement inspirées par des considérations ethnoraciales. La mesure de la diversité serait alors constituée par les effectifs de ces catégories ethnoraciales, donc par une statistique ethnique.

A la mi-juin, les cartes ont été rebattues. Empêtré dans ses contradictions, le comité Sabeg a reporté à septembre la remise de son rapport. Devant le Congrès, Sarkozy a repoussé la discrimination positive et a insisté sur la lutte pour l'égalité. Est-ce un hasard ? Le 24 juin, la liste des membres du nouveau gouvernement ne comprenait plus le nom de Sabeg, oubli rectifié peu après. Le 29 juin, la Carsed présentait son rapport sous forme d'ouvrage, comme prévu, malgré la défaillance du comité Sabeg. Le 30 juin, le président du HCI diffusait un communiqué de soutien au rapport de la Carsed. En vingt courts chapitres, ce rapport discute les principales problématiques de la lutte contre les discriminations :

- La lutte contre les discriminations passe par la lutte contre les discriminateurs et non pas par un regard doloriste sur les discriminés.

- Il existe actuellement de nombreuses sources qui peuvent être utilisées pour étudier les discriminations (échantillon permanent de l'Insee, enquêtes emploi, par exemple). Inutile d'ajouter des enquêtes ethnoraciales.

- Etudier une question ne signifie pas qu'on la résout. De nombreuses études sur les inégalités sociales ont été effectuées en France. Pourtant, les inégalités augmentent depuis dix ans.

- Il est impossible de produire des catégories ethniques sérieuses. A peine un groupe communautaire est-il nommé que sa diversité devient manifeste. Où classer, en outre, ceux qui descendent d'unions mixtes, fréquentes en France ?

- Si le gouvernement veut lutter contre les discriminations, il a l'embarras du choix : publier les décrets d'application du CV anonyme, renforcer les pouvoirs de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde), généraliser les testings, hâter les procès en discrimination qui traînent en longueur...

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- On cite souvent le cas des statistiques de la race aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. On doit aussi s'intéresser aux conséquences des classifications ethniques, raciales ou communautaires utilisées par l'Afrique du Sud, la Yougoslavie, le Rwanda ou la Russie.

- Le plus grave n'est pas l'inefficacité de statistiques ethniques à court terme, mais leur effet pervers à long terme. En nommant des groupes ethniques et raciaux, les instances officielles les légitimeraient et habitueraient les Français à penser en ces termes, puis, à la longue, à se définir de cette manière d'autant plus facilement que cette tendance existe déjà à l'état latent.

Reste une question : la fraction du patronat qui souhaite une mesure de la diversité n'ignore pas ces arguments. Pour quelles raisons défend-elle alors des statistiques ethniques ? Deux hypothèses. La première s'inspire des réticences du patronat devant les actions de groupe : les procès en discrimination sont une menace pour les grandes entreprises, car ils ternissent leur réputation et coûtent cher. Pour les canaliser, des labels officiels de bonne conduite seraient instaurés et peut-être une reprise en main de la Halde.

La seconde hypothèse est plus générale et plus cynique. Elle a été bien décortiquée par l'universitaire américain Walter Benn Michaels dans son livre La Diversité contre l'égalité (Ed. Raisons d'agir, 155 p., 7 €). Promouvoir la diversité ne coûte guère à l'entreprise puisqu'il s'agit de permuter les personnes, tandis que la lutte contre les inégalités est onéreuse : ajustements cosmétiques contre réformes structurelles.

Ces motifs devraient perdurer. Malgré le rejet des statistiques raciales par le Conseil constitutionnel, malgré le rejet par la commission Veil d'une introduction de la diversité dans la Constitution, malgré le récent discours devant le Congrès, les partisans des statistiques ethniques reviendront vraisemblablement encore à la charge. La Carsed a montré qu'une initiative scientifique et indépendante pouvait s'opposer à leurs desseins.


Hervé Le Bras est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), directeur de recherches émérite à l'Institut national d'études démographiques (INED), membre fondateur de la commission alternative de réflexion sur les "statistiques ethniques" et les discriminations (Carsed).

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