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Aurons-nous encore besoin de notre mémoire ?

Avec l'écriture, puis l'imprimerie, l'homme avait déjà extériorisé une partie de sa mémoire. Mais ces transformations n'avaient rien à voir, en rapidité et en ampleur, avec l'actuelle révolution numérique.

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Par Jacques Henno

Publié le 22 sept. 2015 à 01:01

Petite question destinée aux citadins propriétaires d'une voiture : comment vous souvenez-vous de l'endroit où vous garez votre véhicule le soir ? Vous pouvez mémoriser le nom de la rue et le numéro, ce qui n'est pas très moderne (l'homme préhistorique faisait déjà appel à sa mémoire « interne »); vous pouvez écrire ces coordonnées sur un bout de papier, ce qui n'est pas très geek non plus (l'écriture et le papyrus ont été inventés il y a plus de 5.000 ans); vous pouvez prendre une photo de la place de stationnement à l'aide de votre smartphone. Encore plus hype : installer une application comme Tuture, qui se souvient automatiquement de l'endroit où se trouve votre automobile...

Jusqu'où ira l'extériorisation de notre mémoire ? L'être humain a toujours utilisé son inventivité pour élaborer des solutions lui permettant de s'épargner des efforts : il a continuellement sous-traité une partie des fonctions de ses organes, comme le travail musculaire, à d'autres hommes (prisonniers, esclaves...), des animaux (chevaux, ânes...), puis des outils ou des machines. La mémoire n'a pas échappé à cette tendance de fond. « Nous vivons le troisième acte de l'extériorisation de la mémoire, rappelle Michel Serres. Il y a d'abord eu, en Mésopotamie, environ 3.500 ans avant Jésus-Christ, la transition de l'oral à l'écrit, qui a permis de déposer la mémoire sous forme de codes, d'écritures, sur un objet extérieur, des tablettes, des rouleaux de papyrus... Puis il y a eu l'invention de l'imprimerie au XVe siècle en Europe. » Pour ce philosophe et historien des sciences, avec le numérique nous vivons à nouveau une extraordinaire bascule : « Ecrits, sons, images... le numérique peut pratiquement tout enregistrer et sa diffusion a été foudroyante : la moitié de l'humanité possède désormais un téléphone portable. »

Prothèses mémorielles

A chacune de ces trois étapes, les efforts de mémorisation nécessaires pour acquérir puis transmettre un savoir ont drastiquement diminué. Si les premiers pédagogues, ceux de la tradition orale, devaient tout apprendre par coeur, leurs successeurs, ceux de la tradition écrite, n'avaient plus, en caricaturant, qu'à se souvenir du lieu où était rangé tel livre abordant tel sujet. Un effort désormais inutile. « Aujourd'hui, la fonction d'accès aux informations s'est beaucoup améliorée par rapport aux deux précédentes révolutions : il suffit de taper quelques mots-clefs dans un moteur de recherche », poursuit Michel Serres.

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Du coup, il devient tentant de tout confier à ces prothèses mémorielles. Une étude réalisée auprès de 6.000 Européens il y a quelques mois par l'entreprise Kaspersky Lab, spécialisée dans la cybersécurité, révélait que 43 % des 16-24 ans interrogés estiment que leur smartphone contient à peu près tout ce qu'ils doivent savoir ou dont ils doivent se rappeler ! Certains experts, comme Nicholas Carr, auteur d'« Internet rend-il bête ? » (Robert Laffont, 2011), ou, dans une moindre mesure, Betsy Sparrow, du département de psychologie de l'université Columbia, aux Etats-Unis, disent même que les jeunes d'aujourd'hui souffrent d' « amnésie numérique ».

Ce constat est à relativiser. Première raison : la parole de ces experts est à prendre avec précaution, tout simplement parce que, se sentant menacés par la révolution en cours, ils ont tendance à la dénigrer. « Si le livre était surtout une révolution de la lecture, le numérique est une révolution qui dédramatise l'écriture pour une grande partie de l'humanité, rappelle Laurence Allard, sociologue spécialiste des usages innovants. Du coup, les élites, qui jusqu'à présent avaient seules accès à l'écriture et aux savoirs, sont déstabilisées. » Seconde raison : nous manquons de recul face à ce phénomène. « Il est important que nous réfléchissions à l'impact des nouvelles technologies sur l'éducation et les enfants, constate Francis Eustache, neuropsychologue, directeur de l'unique unité de recherche en France totalement dédiée à l'étude de la mémoire humaine, l'U1077 de l'Inserm. Il faudrait pouvoir mener une analyse objective, or, nous manquons de données scientifiques. » « En France, il y a trop peu de travaux concernant l'impact du numérique sur l'appréhension de la connaissance, confirme Catherine Becchetti-Bizot, directrice du numérique pour l'éducation au ministère de l'Education nationale jusqu'au 9 septembre dernier. Nous devrions lancer une mission d'étude de l'inspection générale et un appel à projets sur ces sujets-là au mois d'octobre. »

Esprit critique

Une chose est sûre : si nous voulons conserver une vie sociale riche, une bonne intelligibilité du monde, de l'imagination et retarder les effets du vieillissement, nous devrons faire travailler notre mémoire. « Il faut redonner du temps aux enfants pour qu'ils puissent lire, apprendre des poésies, des chansons... tout ce qui constitue notre mémoire collective, détaille Francis Eustache. Sinon, notre société risque de manquer de terreau commun. » La mémoire est également indispensable à une meilleure vie personnelle. « L'enfant est capable de se projeter dans l'avenir à partir du moment où il est capable de se souvenir d'hier, rappelle Michel Desmurget, chercheur en neurosciences et directeur de recherche à l'Inserm. Et la mémoire est le fondement incontournable de l'intelligence et de la créativité : sans elle, les grands esprits n'auraient pas établi de liens entre deux informations qui n'avaient jamais été rapprochées avant eux. »

Mais, en plus de l'intelligence, l'esprit critique et la curiosité resteront indispensables. Ne serait-ce que pour trier les informations proposées par nos béquilles mémorielles de demain (montres connectées, robots-compagnons, etc.). « Google organise le savoir en fonction de mystérieux algorithmes : nous devons continuer à insuffler à nos enfants les compétences de jugement et l'esprit critique qui est, en quelque sorte, la marque de fabrique de l'éducation française héritée du siècle des Lumières », estime Catherine Becchetti-Bizot. Enfin, pour résister quelques années de plus aux maladies neurodégénératives, comme Alzheimer, mieux vaut entretenir sa « réserve cognitive » (une activité intellectuelle faisant appel à la mémoire) le plus longtemps possible.

Huit conseils pour garder la mémoire

Faire travailler sa mémoire et son cerveau le plus longtemps possible, ce qui retarde le risque d'apparition d'Alzheimer.Tout ce qui fait fonctionner la mémoire la renforce : pratiquer plusieurs langues, jouer de la musique...Avoir une activité physique régulière.Adopter le régime méditerranéen (consommation abondante de fruits, légumes, céréales et huile d'olive; peu de viandes et produits laitiers), qui serait le plus protecteur contre le déclin cérébral.Ne consommer ni alcool ni drogue.Ne pas faire plusieurs choses en même temps : l'attention aide la mémorisation.Bien dormir : la mémorisation est fortement altérée par un sommeil défaillant, en durée et en qualité, quelle que soit la source d'altération (y compris les écrans, le soir, chez les enfants).Se réserver des moments pour ne rien faire, ce qui permet de se laisser aller à des souvenirs, de rêver, et de faire fonctionner son imagination.

Jacques Henno

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