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Désintox

Et si Hortefeux avait raison contre Elise Lucet ?

Le teaser de l'émission «Cash investigation» montre un Brice Hortefeux agacé par les questions de la journaliste. Mais a-t-il vraiment tort ?
par Cédric Mathiot
publié le 22 septembre 2015 à 14h23

INTOX. Surfant sur le magistral coup de pub offert par la colère de Rachida Dati, l'émission Cash investigation continue de se vendre comme le poil à gratter du PAF. Le teaser de la dernière émission, diffusée lundi et consacrée au «business de la peur», montrait ainsi un Brice Hortefeux perdre son calme, confronté à la ténacité coutumière d'Elise Lucet à propos de l'efficacité de la vidéoprotection. La vidéo a fait un carton. Les commentaires saluent une nouvelle fois la poigne de la journaliste : «Hortefeux perd ses nerfs», «Hortefeux face à ses contradictions».

Voilà ce que dit Elise Lucet à l'ancien ministre de l'Intérieur : «Quand vous dites que la délinquance diminue deux fois plus vite dans les communes équipées de vidéosurveillance, vous avez un rapport entre les mains, c'est une étude qui a été faite par les services du ministère, de la police, de la gendarmerie, et de l'Inspection générale de l'administration. On a regardé cette étude avec beaucoup d'attention. On voit, et c'est très intéressant, j'avoue que j'ai été surprise, que le nombre d'agressions aux personnes augmente plus dans les villes les plus équipées de caméras de vidéosurveillance : +25,8% ! Ce qui va complètement à l'encontre de ce que vous nous dites jusqu'alors.»

A quoi Hortefeux, balbutiant, passablement énervé, peine à répondre : «Il n'y a pas tous les éléments. Je le démens. J'ai pas tout les rapports sous les mains trois ans après.»

Elise Lucet boit du petit-lait : «Mais c'est votre rapport !»

La séquence est clairement au désavantage de l’ancien lieutenant de Nicolas Sarkozy.

DESINTOX. On le voit à l'écran, Elise Lucet a elle aussi un rapport dans les mains au moment de l'interview. Il date de 2009 et est aisé à retrouver. Faisons comme elle, et procédons au factchecking de son factchecking… On retrouve en page 11 le chiffre évoqué par la journaliste.

Les atteintes aux personnes (Avip – pour atteintes volontaires à l’intégrité physique des personnes) ont bien bondi de 25,8% dans les villes ayant la plus forte densité de caméras (supérieure à une caméra pour 1 000 habitants). C’est ce chiffre qu’a retenu Elise Lucet pour démolir l’affirmation d’Hortefeux.

Premier souci, il est inexact d'en conclure, comme le fait Elise Lucet, que «le nombre d'agressions aux personnes augmente plus dans les villes les plus équipées de caméras de vidéo surveillance».

Le rapport dit certes que le nombre d’agressions augmente plus vite (+25,8%, donc) dans les villes ayant une densité de caméra supérieure à une caméra pour 1000 habitants que dans les villes ayant une densité d’une caméra pour 1 000 à 2 000 habitants (+14,3%). Mais il dit aussi que l’augmentation dans les villes ayant une très forte densité de caméras est bien moindre que celle observée dans les villes ayant une densité d'une caméra pour plus de 2 000 habitants (+44,8%) et dans les villes n’ayant pas de caméra du tout (+40,5%).

Mais, surtout, ce chiffre de Lucet ne va nullement à l'encontre de l'affirmation initiale d'Hortefeux selon laquelle «la délinquance diminue deux fois plus vite dans les communes équipées de vidéosurveillance».

Car si l’on compare, en se basant sur le même rapport, l’évolution de la délinquance dans les villes équipées de caméras aux statistiques dans l’ensemble des villes non équipées, on voit exactement… ce que dit Brice Hortefeux.

Voilà pour la zone police :

Et en zone gendarmerie :

En réalité, on lit dans ce rapport – pour ce qui est des chiffres bruts, et quelle que soit sa pertinence par ailleurs (1) – exactement ce qu’Elise Lucet conteste à Hortefeux.

Et le fait qu’Hortefeux ne sache y répondre à brûle-pourpoint, car n’ayant pas le rapport sous la main, n’y change rien.

Le seul intérêt de la séquence est le retournement qu’elle donne à voir – certes assez jouissif pour le téléspectateur – par rapport à la situation habituelle qui voit les intervieweurs en peine de contester en direct les affirmations, même fausses, des politiques. On y voit cette fois un politique en peine de contester une affirmation – fausse – d’une journaliste.

D'où il résulte que cette démonstration de factchecking live saluée comme un nouveau morceau de bravoure n'est en fait guère concluante. Opposer des faits aux affirmations des politiques est assurément un des grands défis dans l'interview politique. A condition que les journalistes n'empruntent pas aux politiques leur rouerie et leur vilaine manie de piocher dans un rapport le seul chiffre qui les arrange.

(1) Cet article, se limitant aux seuls chiffre bruts publiés dans le rapport, n'aborde pas la question de la pertinence de ce dernier. Au moment de sa publication, nombre de voix s'étaient élevées sur les conclusions du rapport, et notamment l'impact, impossible à prendre en compte, d'autres variables (lire par exemple sur le site de Laurent Mucchielli ou du ). Parler de délinquance générale comme le fait le rapport n'a par ailleurs aucun sens, comme nous l'avons plusieurs fois expliqué dans la rubrique Désintox. 

Edit du 24 septembre : l'équipe de Cash investigation a répondu à cet article.

Pour aller plus loin :

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