Corto Maltese

Le célèbre marin, sous la plume de son nouveau dessinateur, Ruben Pellejero.

Casterman/SDP

La dernière fois qu'on l'avait aperçu, il posait pour Eau sauvage, de Dior, visage à moitié caché par son célèbre caban. Les deux autres stars enrôlées pour la campagne s'appelaient Alain Delon et Zinédine Zidane. C'est dire la puissance iconique de Corto Maltese. Le marin à l'anneau à l'oreille (gauche, signe de l'appartenance à la marine marchande anglaise) avait en revanche déserté le rayon des nouveautés en librairie depuis la disparition de son créateur, Hugo Pratt, voilà exactement deux décennies.

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En bon héros immortel, il revient aujourd'hui sous la plume d'un talentueux duo espagnol - on n'est pas trop de deux pour reprendre le flambeau du génial Vénitien -, Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero, avec une nouvelle aventure, intitulée Sous le soleil de minuit. C'est un événement. Casterman a prévu un premier tirage, colossal, de 300000 exemplaires, espérant marcher sur les traces des suites de Blake et Mortimer, qui s'écoulent à près de 1 demi-million d'albums à chaque nouveau titre. Un véritable pari industriel, tant l'énigmatique Corto n'est jamais là où on l'attend.

>> Que vaut l'album ? Découvrez la critique de Sous le soleil de minuit

Evacuons d'emblée la question inévitable: oui, Hugo Pratt souhaitait que son héros lui survive. De ce point de vue-là, il était l'anti-Hergé, lequel a formellement interdit que Tintin continue après sa mort (1). "Hugo estimait que son personnage menait en quelque sorte sa propre existence et qu'on ne pouvait l'empêcher de repartir en voyage, même si lui n'était plus à ses côtés", confie Patrizia Zanotti, proche du dessinateur dans les dernières années de sa vie, coloriste de ses albums et aujourd'hui son exécutrice testamentaire. "Pratt pensait que la bande dessinée était productrice de mythes et que les mythes sont immortels", confirme son confident, Dominique Petitfaux.

Corto Maltese

Hugo Pratt a toujours dit qu'il souhaitait que son héros lui survive.

© / AFP

Voilà pour le principe, donc. Mais comment faire revivre en 2015 ce héros romantique né en 1967 dans La Ballade de la mer salée, une aventure stevensonienne de 163 planches qui avait fait exploser le cadre classique de la bande dessinée franco-belge? Hugo Pratt avait insufflé à son marin à casquette la somme de ses expériences personnelles - jeunesse en Ethiopie sous domination fasciste, débuts de dessinateur en Argentine, fascination pour les sociétés secrètes ou ésotériques - et de ses lectures éclectiques - Jack London, Conrad, Rimbaud...

Et puis, comment retrouver la magie de son trait noir et blanc, si simple en apparence, si subtil en réalité? "Vouloir faire une copie du Corto de Pratt serait stupide et impossible à la fois", tranche Juan Diaz Canales, scénariste du nouvel album, de passage à Paris.

Il aura donc fallu vingt longues années pour que le marin à la boucle d'oreille renaisse. Le temps de régler quelques menus problèmes de succession - Pratt avait laissé plusieurs enfants dans le sillage de sa vie aventureuse, et les prix atteints par ses originaux aux enchères, parfois plus de 300000 euros, ont pu attiser certains conflits... Le temps, surtout, de trouver le bon casting.

Corto Maltese

De blanches étendues neigeuses pour un ténébreux héros: le Grand Nord sert de décor à cette nouvelle aventure de Corto.

© / Casterman/SDP

Le grand Milo Manara, ami de Pratt, lequel, suprême honneur, écrivit pour lui plusieurs scénarios, semblait s'imposer. Mais l'auteur du Déclic est apparu comme écrasé par la succession. Le nom des deux assistants du maître, Lele Vianello et Guido Fuga - ils ont dessiné les décors de plusieurs albums de Corto -, a également circulé. Sans suite.

"Le dessiner vite, pour lui donner du mouvement"

"Et puis, il y a trois ans, au festival de bande dessinée de Lucques, j'ai retrouvé Juan Diaz Canales, raconte Patrizia Zanotti. J'apprécie sa manière d'écrire les dialogues, à mon avis la chose la plus délicate pour toute reprise de Corto. Je lui ai demandé s'il serait intéressé par une suite..." On imagine la réponse. "Vous pensez, je connais chaque case de Pratt par coeur!" s'amuse Canales.

Signe que Corto Maltese est déci dément une série à part, c'est donc un scénariste qui a d'abord été recruté. Et pas n'importe lequel. Canales est loin d'être un inconnu dans la bande dessinée: cet Espagnol de 43 ans a créé Blacksad, un détective à tête de chat dessiné par Guarnido, immense succès commercial et critique à la fois.

Canales se met vite au travail, à partir d'un bref synopsis ébauché par Luca Romani, l'éditeur italien de Corto Maltese. "L'action se situait en 1915, juste après La Ballade de la mer salée, avec pour décor le Grand Nord et l'Alaska, raconte le scénariste. Graphiquement, Pratt a toujours aimé les grandes étendues, le désert, l'océan. Alors pourquoi pas la neige?"

Le projet séduit Patrizia Zanotti et Casterman, l'éditeur historique d'Hugo Pratt. Reste, lourde tâche, à trouver le bon dessinateur. Canales souffle le nom de son compatriote Ruben Pellejero, qui s'est illustré avec les aventures de Dieter Lumpen. Ses premiers essais, en décembre 2013, alliant réalisme et lisibilité, convainquent tout le monde.

Ruben Pellejero (à g.) et Juan Diaz Canales

Ruben Pellejero (à g.) et Juan Diaz Canales, le scénariste, ne se sont vu imposer aucune contrainte.

© / I. FRANCIOSA 2015/SDP

"Je suis un immense fan de Pratt, confirme Pellejero, né en 1952. Je me souviens d'être allé à l'une de ses séances de signature à Barcelone, dans les années 1970. Mais il avait tellement bavardé avec l'un de mes amis qu'il n'avait pas eu le temps de me dédicacer La Ballade de la mer salée! C'est la seule fois que je l'ai rencontré..."

Tout ce petit monde - Canales et Pellejero, Patrizia Zanotti, Benoît Mouchart, directeur éditorial de Casterman- se retrouve à Barcelone en janvier 2014. L'opération "Sous le soleil de minuit" est officiellement lancée. Pour Pellejero, le défi est immense: "J'ai commencé par dessiner Corto de mémoire, sans album de Pratt sous les yeux, pour créer en quelque sorte mon propre personnage. C'est seulement ensuite que j'ai étudié de près la manière dont Pratt posait ses taches noires pour figurer les plis du caban de son héros ou la technique avec laquelle il représentait la mer." Le secret? "Il faut le dessiner vite, pour lui donner du mouvement."

Quelles furent les contraintes imposées au duo Canales-Pellejero? "Aucune! assure Patrizia Zanotti. Hugo était un homme libre, Corto est un homme libre, et il n'était pas question de les brider. Bien sûr, il fallait rester dans l'esprit..." Pas de cahier des charges ni de bible, donc, contrairement à ce qui est le cas pour les reprises très fidèles de Blake et Mortimer. Les successeurs du maître vénitien ont néanmoins respecté certains codes : pas de nudité féminine ni d'engagement politique pour le héros.

Mais jusqu'où être fidèle à l'oeuvre originale? That is the question. Une question ravivée brutalement pendant l'été par une polémique dont se serait bien passé Casterman. Un beau jour du mois d'août, en effet, un collectionneur d'originaux met en ligne deux planches inconnues de Corto Maltese directement inspirées de crayonnés que Pratt avait laissés inachevés. Elles sont signées Sfar (scénario) et Blain (dessin) et, pour le coup, dynamitent totalement les codes prattiens. C'est Corto revu par le trait acéré de Quai d'Orsay.

Dans la foulée, Joann Sfar, célèbre pour sa série Le Chat du rabbin, assure que ces planches répondaient à une commande de Casterman, alors à la recherche de successeurs à Pratt. Et il ajoute que l'éditeur leur aurait caché que le tandem Canales-Pellejero était déjà au travail.

Corto Maltese

Corto Maltese

© / Casterman/SDP

Faux, rétorque-t-on chez Casterman: l'essai de Blain et Sfar, qui ont par ailleurs été rémunérés pour ces deux planches, était antérieur à la désignation de Pellejero et n'avait convaincu qu'à moitié Patrizia Zanotti. "Ils ont préféré une reprise beaucoup plus servile que la nôtre", en a conclu Joann Sfar. Chez Casterman, l'adjectif a choqué. "Ne peut-on pas être fidèle sans être 'servile' pour autant?" s'agace Benoît Mouchart.

Sortie simultanée en France, en Italie et en Espagne

C'est que, au-delà du pari artistique, le défi commercial est immense. Sous le soleil de minuit sortira simultanément en France, en Italie et en Espagne. Pour la France, pas moins de cinq (!) éditions sont prévues: album en couleurs, version noir et blanc pour les "puristes", tirage de luxe signé par les auteurs limité à 700 exemplaires et, enfin, éditions spéciales avec bonus pour la Fnac et les Espaces culturels E.Leclerc - Michel-Edouard Leclerc, authentique passionné de bande dessinée, a même appelé personnellement Benoît Mouchart pour régler les derniers détails de "sa" version...

Le succès sera-t-il au rendez-vous? Ces dernières années, faute de nouveautés, les ventes d'albums de Corto Maltese avaient atteint des niveaux assez bas. L'équation est subtile. Car, si le triomphe des reprises de Blake et Mortimer est largement dû à des adultes qui veulent retrouver le parfum un peu suranné de héros qui ont bercé leur enfance, Corto, lui, a plutôt été lu dès l'origine par des fans un peu plus âgés. La jeune génération va-t-elle succomber au charme du ténébreux Maltais? L'équipe Canales-Pellejero, qui réfléchit déjà à l'album suivant, y croit. "Je suis certain que d'autres le reprendront après nous", assure même le scénariste.

En attendant, laissons le mot de la fin au principal intéressé. A un major irlandais qui, dans Les Celtiques, lui avait lancé: "Vous avez eu de la chance, vous auriez pu mourir cette nuit", le laconique Corto avait répondu: "Impossible, je n'ai pas encore décidé de la date de ma mort..."

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