Elles sont quelques dizaines en France : Favi, Poult, Lippi, Chronoflex... Des entreprises libérées ou sur " le chemin de la libération " qui prônent la confiance, l’autonomie et la simplification hiérarchique. Le but est d’insuffler du sens et de la motivation auprès des salariés. Au détriment de la productivité ? Bien au contraire, répondent les spécialistes de la question, chiffres à l’appui.

Accompagner plutôt que diriger. Voilà le leitmotiv des entreprises dites libérées. Libérées de leurs chefs, qui troquent leur casquette de manager contre celle d’animateur.
Poult, fabricant de biscuits sucrés pour la grande distribution depuis 1883, a opéré sa mue il y a huit ans. Cela a commencé par l’usine de Montauban (450 salariés), dans le rouge à l’époque. " Les équipes étaient très démotivées, j’ai choisi d’y remédier en empruntant une voie différente ", explique Didier Hirtzig, alors responsable du site et devenu depuis directeur industriel du groupe.
Pendant plusieurs mois, les salariés se réunissent pour réfléchir à une nouvelle organisation. Le cahier des charges est clair : réduction des échelles de décision et des temps de réaction, développement de l’autonomie et de l’initiative des salariés et renforcement des liens entre tous les services. 

" On fait un peu plus marcher notre cerveau " 



Deux échelons hiérarchiques sont supprimés. La méga-usine est divisée en quatre structures autonomes avec des animateurs d’unité. Le comité de direction est quant à lui remplacé par une équipe " projet d’entreprise " composée d’un tiers d’ouvriers. Enfin, les primes individuelles et bonus ont laissé la place aux objectifs collectifs et le poste de DRH a disparu.
" Avant, on était comme des robots. Maintenant, on ne fait plus ce qu’on nous demande, mais ce qui est bien pour l’entreprise ", témoigne un salarié. " On fait un peu plus marcher notre cerveau ", réagit un de ses collègues. En plus de leur activité, les salariés peuvent prendre en charge, de façon volontaire, des missions autrefois confiées au management, telles que la planification des horaires, la gestion de la qualité ou encore la maintenance. Résultat : les salariés sont responsabilisés et s’impliquent donc davantage dans la vie de l’entreprise.
Les bonnes idées ne sont plus l’apanage des seuls chefs mais l’innovation est devenue l’affaire de tous. C’est comme cela qu’un nouveau produit, la tartelette grand format, a vu le jour, après une idée lancée par une ouvrière en réunion. " Il faut savoir évoluer, analyse Didier Hirtzig. L’Homme est pour nous le point d’entrée important. Il a une forte capacité d’adaptation et d’inventivité. Quand tout le monde réfléchit, on va plus loin et cela fonctionne mieux. "
Entre 2007 et 2010, le résultat est multiplié par deux et le taux d’absentéisme baisse de 60%. Dans un contexte de crise pour l’industrie, le biscuitier se targue d’une croissance à deux chiffres (12% en 2014). " On a décuplé la productivité des personnes avec ce système. L’entreprise est plus résiliente, plus efficace, plus pérenne car les salariés et l’entreprise partagent le même intérêt. "

Passer du comment au pourquoi 



Aujourd’hui, en France, quelques dizaines d’entreprises fonctionnent sur ce modèle. Pour Stéphane Lescure, consultant associé au sein du cabinet Proconseil, spécialiste de la performance industrielle et de la transformation des organisations, " les entreprises ne peuvent plus fonctionner comme avant, sur un modèle cartésien. Depuis trente ans, le monde a changé, il est plus fragmenté, plus complexe, plus connecté. Cela crée de la fatigue, de la frustration, de la perte de sens et un désengagement des salariés. "
Dans ce contexte, le concept d’ " entreprise libérée ", popularisé en 2009 par Isaac Getz, professeur à l’ESCP Europe et co-auteur de" Liberté et Cie, Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises " (1), peut prendre tout son sens.
Par rapport à l’entreprise classique du " comment " (parce qu’on dit aux salariés comment ils doivent travailler),  l’entreprise libérée du " pourquoi " (parce que ce qui compte est la finalité) permet de redonner du sens au salarié qui se trouve libre de s’organiser comme il le souhaite. 
" S’il n’y a pas de modèle-type, chaque entreprise développant son propre modèle, il y a quand même quelques principes-clés ", précise Stéphane Lescure :
– Miser sur la confiance a priori : lâcher-prise, laisser les collaborateurs faire.
– Simplifier l’accès à la connaissance et au fonctionnement de l’entreprise.
– Laisser le salarié trouver le moyen et le manager expliquer la finalité, le sens plutôt que de contrôler ou dire comment faire.

Le passage du comment au pourquoi peut s’opérer de façon " big bang " comme ce fut le cas chez Poult, ou de manière plus progressive. Chez Vallourec, fabricant de tubes en acier, on a opté pour la deuxième option.
Avant de franchir définitivement le pas, la nouvelle organisation est testée sur le site de Cosne-sur-Loire, dans la Nièvre. Auparavant petite PME indépendante, l’usine a été intégrée au groupe il y a dix ans. "  On faisait face à un carnet de commandes extrêmement fragmenté et un service aux clients défaillant ", détaille Daniel Dauron, directeur général de Vallourec Drilling Product Europe-Afrique. " Début 2014, nous avons lancé une opération pour responsabiliser les équipes et améliorer la performance au sein de la structure. "
Plusieurs niveaux hiérarchiques sautent. Les process sont revus et une formation est assurée auprès des salariés. Le rodage a lieu pendant quelques mois sur deux lignes de production pilote avant une généralisation aux autres lignes très prochainement. 

Une superformance des entreprises libérées



Les résultats, au bout de quatre mois, sont éloquents. Alors qu’auparavant les livraisons à l’heure ne concernaient que 67% des produits, ce taux est maintenant de 93%. De même, la productivité a augmenté de huit points. 
Reste cette question  : quelle place pour le manager ? Si l’entreprise libérée est amenée à se développer, que vont devenir les fonctions de supports et managériales ? Sont-elles vouées à disparaître ou à se transformer ? Chez Poult, on assure que si des postes ont disparu, aucun emploi n’a en revanche été supprimé.
Pour recruter le nouveau directeur de son plus gros centre de production, le fabricant de biscuits a constitué un groupe représentatif de l’entreprise. C’est à lui qu’a été laissé le choix du candidat. Chez Semco, entreprise brésilienne de 3000 salariés qui s’est libérée dans les années 1980, la mesure prise a été plus radicale. Les managers sont recrutés par les employés, mais ces-derniers décident s’ils le gardent ou non… tous les six mois.
La pyramide managériale se retrouve ainsi inversée avec un changement radical : c’est le manager qui est désormais au service de ses salariés. 

* Les propos cités dans cet article ont été recueillis lors de la conférence " Entreprise libérée : mythe ou réalité ? " organisée le 14 septembre à Paris par  le Club ESSEC Développement Durable en collaboration avec le Groupe Professionnel Energie des Arts & Métiers. 

(1) " Liberté & Cie, Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises ", par Isaac Getz et Bian M. Carney, Champs essais, janvier 2013

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