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ReportageClimat

Les Etats-Unis, eux aussi, ont leurs premiers réfugiés climatiques

Les réfugiés climatiques, ce n’est plus seulement en Afrique ou dans le Pacifique. On en trouve aussi... aux Etats-Unis. En Alaska, mais aussi en Louisiane, où une tribu indienne se bat pour la terre de ses ancêtres. L’ïle de Jean Charles risque d’être engloutie, à cause de l’érosion côtière et des installations pétrolières. Sa surface a été divisée par 120 en un demi-siècle.

- Île de Jean Charles (États-Unis), reportage

Encerclé par les marais, harassé par la chaleur suintante du mois d’août, il se remémore ses balades au cœur d’une forêt luxuriante et la floraison des figuiers et pommiers qui bordaient sa maison. Il déplore le spectacle tout en contraste qu’offre aujourd’hui sa terre natale : la brousse et la mousse espagnole, plante grise en forme de cheveux ruisselants jusqu’au sol, côtoient les arbres morts aux branches noires pointues, à l’allure calcinée. Albert Naquin, dit « White Buffalo », est le chef de la tribu indienne Biloxi-Chitimacha-Choctaw, arrivée sur l’île de Jean Charles, à l’extrême sud de la Louisiane, dans les années 1830.

Albert Naquin

Cet homme fougueux de 68 ans, à la peau ambrée marquée par l’âge, se bat depuis plusieurs décennies pour la survivance de sa communauté et du lieu de son enfance, et ce, sans jamais perdre son sourire communicatif. Ce bout de terre du comté de Terrebonne au milieu des bayous continue pourtant de rétrécir chaque jour à cause d’une très forte érosion côtière : dans les années 1950, il mesurait 18km sur 8km, il ne fait plus que 3km sur 400m. L’unique route qui mène à l’île, construite en 1953, surplombée d’un panneau jaune et noir « Dead end » (impasse), est très souvent envahie par les eaux, qui l’entourent de chaque côté.

« On se désagrège peu à peu »

« On a pratiquement tout perdu : notre île, notre unité. On se désagrège peu à peu à cause des multiples départs. Il n’y a plus que 72 habitants sur l’île, alors que nous comptons 800 membres. J’ai moi-même dû partir, à contrecœur », se désole Albert Naquin, qui a déménagé à Montegut en 1975, à quelques kilomètres, quand son foyer a été dévasté pour la troisième fois par un ouragan.

Ce père et grand-père à la verve blagueuse et aux bras costauds tatoués, arbore une imposante croix argentée autour de son cou. Il passe chaque semaine des moments sur l’île de Jean Charles - baptisée ainsi en hommage à l’un de ses aïeuls - pour les réunions du conseil de la tribu. Les membres y discutent notamment de l’obtention de la reconnaissance fédérale en tant qu’Indiens des Biloxi-Chitimacha-Choctaw, par le bureau des affaires indiennes (BIA). Ce processus lancé il y a vingt ans, d’une lenteur excessive, leur permettrait d’être éligibles à des aides financières fédérales.

Route qui mène à l’Île de Jean Charles

Ils ne sont aujourd’hui reconnus comme des Indiens que par l’Etat de Louisiane et doivent donc prouver au BIA leurs origines par nombre de données généalogiques, qu’Albert Naquin s’efforce de récolter chaque jour. « C’est absurde, cela prend un temps fou, mais j’espère que notre travail payera bientôt, enfin... C’est la vie », lance chef « White Buffalo » dans un français chantant au milieu de son anglais fluide, le français des Cajuns, la première langue qu’il a apprise, la tribu étant issue d’un métissage entre une Indienne et un Français d’Acadie.

Albert Naquin s’est rendu trois fois à Washington DC depuis 1996 pour exposer les problématiques de l’île devant le Congrès et le BIA, sans grands résultats. « Si l’on avait reçu de l’assistance quand on l’a demandée et si les industries pétrolières ne s’étaient pas implantées, le processus d’érosion aurait sûrement pu être ralenti », souligne-t-il amer.

"Accumulation de facteurs"

Julie Maldonado, une anthropologue spécialisée dans les impacts du climat sur les populations indigènes, précise : « Le cas de l’île est dû à une accumulation de facteurs parmi lesquels, le changement climatique avec la montée des eaux et l’augmentation des tempêtes, la mise en place de canaux pour les oléoducs et gazoducs ouvrant une ligne directe à l’infiltration de l’eau salée, et la perturbation des voies navigables par leur affaissement et le développement des digues. »

Chris Brunet, 50 ans, surnommé « Lame Owl » (hibou estropié), n’a jamais vécu autre part que sur l’île. Il réside dans la maison même où il est né, reconstruite au fil des ouragans. Cet homme avenant et loquace salue chaque voiture passant devant chez lui, d’un mouvement de main ou de quelques mots. Sa cabane en bois accueille un ascenseur rustique, une sorte de monte-charge, qui lui permet de gagner le seul étage de sa demeure surélevée sur des poteaux de quatre mètres, avec son fauteuil roulant – Chris Brunet a perdu l’usage de ses jambes durant l’enfance.

Chris Brunet

Quand il observe la vue depuis sa terrasse, il pointe du doigt tout ce qui a disparu. « Rien que sur cette parcelle, il y avait au moins quinze arbres de plus, il y avait des poulets tout autour, et on pouvait pêcher juste devant chez nous », se souvient Chris Brunet, issu d’une famille de pêcheurs d’huîtres, de crevettes et de crabes, comme la plupart de ses voisins.

Faire vivre la tribu ailleurs

Depuis 2002, Albert Naquin travaille sur un projet de relogement pour la tribu pour échapper à son extinction. L’exclusion récente de l’île de Jean Charles, par manque de rentabilité, du plan de 50 milliards de dollars lancé par l’Autorité de protection et de restauration de la Louisiane pour redonner vie aux côtes, n’a fait que le conforter dans cette idée.

« L’idéal aurait été de préserver notre île. Si je devais naître à nouveau aujourd’hui, j’aimerais grandir là-bas, la retrouver comme elle était dans les années 1950. Mais comme on nous laisse de côté pour des considérations financières, nous allons devoir nous installer ailleurs, ni trop près, pour la sécurité, ni trop loin pour pouvoir continuer à pêcher ici », soupire l’ex-employé administratif et pompier volontaire.

Albert Naquin aimerait réussir à réunir au moins 300 membres pour recréer leurs liens sur un nouveau territoire. Cela se fera de manière écologique avec un système de collecte d’eau sous-terrain, des panneaux solaires, dans une démarche de préservation de l’environnement.

Île de Jean Charles après les ouragans Gustav et Ike en 2008

Ceux qui vivent encore sur l’île ne savent pas tous s’ils suivront ce déplacement. « Un tel mouvement de population ne se fait pas en un jour. L’île abrite leur histoire ancestrale, leur réseau familial, leur gagne-pain, leurs traditions, décrypte la chercheuse Julie Maldonado, qui a passé plusieurs mois sur place pour sa thèse. C’est aussi une réminiscence de l’Histoire, puisque leurs ancêtres ont été forcés d’abandonner leur terre par le gouvernement américain avec l’épisode du "trail of tears" lors de l’Indian Removal act de 1830. Ils se sont alors échappés vers le sud du bayou pour survivre et éviter l’assimilation. »

Malgré les inondations qui surviennent au moindre orage, Chris Brunet imagine difficilement s’en aller pour l’instant. « Chef Albert veut que nous soyons ensemble, mais il comprend notre hésitation à quitter nos racines, nos souvenirs. Ici tout le monde se connaît, on se sent en sécurité », décrit Chris Brunet, qui élève seul sa nièce et son neveu.

Maison surélevée de Chris Brunet

« Les premiers réfugiés du changement climatique »

Cet îlot en danger a inspiré le cinéma, puisque le film « Les Bêtes du sud sauvage » racontant un désastre climatique à travers l’histoire d’une petite fille, a été tourné en partie ici, avec des acteurs non-professionnels des bourgades environnantes.

Île de Jean Charles après Isaac en 2012

Le cas de l’île de Jean Charles est emblématique des défis futurs de la Louisiane, comme l’explique Alex Kolker, professeur de géologie côtière à l’université marine de Louisiane : « Cet Etat a été amputé de 4900 km2 en un siècle. Ses côtes représentent l’endroit au monde où la perte de terre est la plus rapide. Si sur certains sites, les dépôts et les sédiments peuvent aider le sol à se régénérer, l’île de Jean Charles en manque cruellement. Ses habitants sont, dans un sens, parmi les premiers réfugiés du changement climatique. D’autres communautés aux États-Unis et dans le monde se trouveront bientôt face aux mêmes menaces. »


Complément d’information

-  Intervention devant le Congrès de l’Environmental and Energy Study Institute avec un membre de la tribu et l’anthropologue citée dans l’article.

-  Programme de réflexion qu’organise la chercheuse Julie Maldonado pour travailler sur les changements climatiques en lien avec la communauté indienne aux USA.

-  Documentaire « Can’t Stop the Water » réalisé par Rebecca et Jason Ferris, qui ont passé trois ans sur l’île de Jean Charles.

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