Le bistouri, une (autre) passion brésilienne

Une série de documentaires consacrée au Brésil se penche notamment sur l'obsession du paraître, qui amène hommes et femmes de toutes conditions sociales à avoir recours à la chirurgie esthétique.

Par Carole Lefrançois

Publié le 16 septembre 2015 à 09h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h50

«Le corps est un vêtement », résume Joana Novaes, coordinatrice du Centre d'études des maladies de la beauté à l'université catholique de Rio, interrogée par Michel Pomarède. Le producteur signe une série sur le Brésil pour l'émission Sur les docks de France Culture, qui comprend un documentaire renversant sur l'essor exponentiel de la chirugie esthétique au pays de la samba.

Pourquoi vous être intéressé précisément à ce sujet ?

Je me suis rendu à Rio en janvier pour produire des documentaires sur la pacification des favelas, la commission vérité concernant les années de dictature, et aussi pour rencontrer les artistes qui font la vie culturelle de la ville. Mais en préparant mon voyage, j’ai découvert les chiffres concernant la chirurgie esthétique au Brésil : 1,5 million d’opérations par an ! Dès lors, il m’a semblé pertinent de sonder ce phénomène social, véritable sport national après le ju-jitsu brésilien et le football !

Comment expliquez-vous le succès de la chirurgie esthétique dans toutes les classes sociales ?

La psychanalyste Joana Novaes à Rio m'a expliqué que la beauté est un impératif qui s’impose à tous, riches ou pauvres. Dans un pays où le salaire moyen est de 700 euros et où une opération simple coûte le double, les moins fortunés s’endettent, ont recours aux crédits et participent même à des loteries. Il y aussi des opérations gratuites pour les plus pauvres, mais c’est alors au prix d’heures d’attente dans des dispensaires où des chirurgiens en formation viennent se faire la main… In fine, avoir recours à la chirurgie esthétique est un marqueur social, un signe de richesse ! Pour les femmes, c’est un passeport qui permet d’accéder à un travail, de rencontrer un compagnon… Le vieillissement est donc retardé ou combattu via des régimes alimentaires stricts et onéreux, des implants, des infiltrations de botox, et bien sûr l’utilisation intensive des salles de sport que l’on trouve quasiment à tous les coins de rue… Le pire —à mes yeux— est que le phénomène touche aussi les adolescentes. Lors de la fête traditionnelle des 15 ans, certaines se voient offrir par leur père… une rhinoplastie, c’est-à-dire un nouveau nez !

Vous avez rencontré Angela Bismarchi, devenue le « chef-d’œuvre vivant » de son époux. Est-elle un modèle ou une caricature pour les Brésiliens ?

Angela Bismarchi est la championne de la chirurgie esthétique dans son pays avec plus d’une dizaine d’opérations ! Au Brésil, on utilise le mot « turbinada » pour désigner une femme qui enchaîne les passages au bloc. Bien sûr, son mari est l’un des 650 chirurgiens esthétiques que compte Rio… Dans un pays où beaucoup de femmes rêvent d’être la reine du carnaval et de montrer ainsi leurs atours, elle représente une icône populaire qui prodigue des conseils de beauté, de training sportif et de bien-être. Les téléspectatrices qui la regardent dans des shows où elle parade en petite tenue et où elle exhibe ses seins refaits et ses muscles, se disent : « Pourquoi elle et pourquoi pas moi ? » Pour nous, c’est une caricature, pour les Brésiliens, c’est une femme qui assume et qui assure.

Avez-vous rencontré des difficultés à recueillir certains témoignages ?

Les personnes rencontrées dans le documentaire sont tout à fait à l’aise avec ces questions liées au corps, à la surcharge pondérale, au vieillissement de la peau... Pour eux, parler d’une liposuccion est aussi banal que, pour nous, échanger sur le dernier film que nous avons vu ! Mais quand j’ai évoqué Brigitte Bardot, aujourd'hui marquée par le temps, auprès d'une pharmacienne — qui teste toutes les innovations qui sortent sur le marché pour rester plantureuse —, elle s’est insurgée : « C’est elle qui n’est pas normale, pourquoi s’offre-t-elle ainsi aux regards ? » Difficile d’argumenter sur la beauté intérieure et le respect du temps qui passe !

Vous vous êtes aussi penché sur l'histoire de la chirurgie esthétique à travers des parcours singuliers...

Oui, le savoir-faire chirurgical au Brésil doit son renom à un homme : Ivo Pitanguy. Ce chirurgien est une gloire nationale, l’équivalent de Pelé pour le football. Né en 1926, il suit dès l'âge de 20 ans des études de médecine à Rio. Il se forme aux Etats-Unis, en Angleterre et en France. De retour au Brésil, il entre en 1952 dans le service de chirurgie réparatrice d’un grand hôpital de Rio. Son destin bascule en décembre 1961 lors de l’incendie du Grand Circus Norte Americano. Bilan : 500 morts, autant de grands brûlés parmi lesquels de nombreux enfants. Pitanguy est l’un des rares à être formé pour soulager les blessés. Pendant trois jours et trois nuits, il opère les visages et les corps déformés par les flammes. « Alléger la souffrance psychologique de celui qui a été trahi par la nature, qui a été défiguré par un accident est l’une de nos missions », répétera-t-il dès lors dans les dizaines de colloques et symposiums auxquels il va participer.

Ivo Pitanguy est d'ailleurs mondialement connu...

Il n’a pas créé la chirurgie esthétique, mais c’est lui qui en parle le mieux : près d’un millier d’articles ont été publiés dans des revues médicales, décrivant les techniques opératoires qu’il a mises au point. Et pour mieux diffuser son savoir, il a fondé dès 1963 sa propre école, où ont été formés plus de 500 chirurgiens plasticiens de toutes nationalités, dont Bertrand Matteoli, qui témoigne dans mon documentaire. Ivo Pitanguy a été le chirurgien des people, des têtes couronnées et de la jet-set. Cela parce qu'il a eu l’idée d’ouvrir très tôt un dispensaire dans un hôpital public pour accueillir les moins fortunés, et parce qu’il a lancé sa propre ligne de produits de beauté. Il s’enorgueillit ainsi d’avoir rendu la beauté accessible à tous. Il ne refuse jamais une interview : il répond aux mêmes questions dans toutes les langues avec les mêmes citations de poètes ou de philosophes. Une de ses célèbres maximes est la suivante : « Le psychanalyste sait tout mais ne fait rien, le chirurgien esthétique ne sait rien mais fait tout. » J’ y ai eu droit moi aussi lors de notre entretien, mais la magie opère moins quand on a l’impression d’écouter un disque rayé…

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué pendant ce reportage ?

Entre les entretiens que j’ai menés à Rio, j’ai évidemment circulé dans la ville. Le long des plages, sur les places publiques, partout le même spectacle : des femmes en bikini, des hommes torse nu, jeunes ou vieux, blancs ou noirs, qui s’adonnent à la course à pied, à l’exercice physique : les étendues de sable de Rio sont jalonnés d’agrès plus nombreux que des arrêts de bus le long des grands boulevards à Paris. Le culte du corps, le souci de son image personnelle se montrent au grand jour, sous le regard de son voisin qui sue lui aussi ! C’est banal !

A écouter

“La chirurgie esthétique au Brésil”, dans Sur les docks, mercredi 16 septembre à 17h sur France Culture.

 

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