Bien avant la manette, il y a les crayons. Le musée Art Ludique de Paris organise, à partir du 25 septembre, une exposition intitulée « L’art dans le jeu vidéo, l’inspiration française ». Plus de 800 œuvres préparatoires sont exposées : croquis, sculptures et surtout peintures, souvent créées numériquement. Appelées « concept art », « concept illustratif » ou « artwork », elles servent à définir le cadre artistique dans lequel le jeu se déroulera. Vaste ville délabrée ou jungle moite et étouffante, horribles monstres ou nobles dames, chaque jeu vidéo donne lieu à l’élaboration d’un univers dans lequel prendront place ses mécaniques.
Voyage dans l’antichambre du jeu vidéo
L’exposition est divisée en sept salles, chacune avec un thème particulier. « L’atelier de l’artiste » plonge le visiteur dans les premiers croquis. « Dessiner les villes et les cités » se focalise sur la ré-imagination de l’environnement urbain dans les jeux vidéo. « Invitation au voyage » présente des paysages à la croisée de l’imagination et de la réalité, comme la salle suivante, « Réécrire l’Histoire », qui s’amuse à la mettre en scène dans toutes ses alternatives. La pièce suivante est consacrée aux héros et créatures, et les deux dernières mettent en avant les liens que tissent les jeux vidéo avec le cinéma et les univers des contes et légendes.
Seul regret : l’absence de panneaux explicatifs pour mettre en contexte la myriade de documents. A la place, le musée impose un audioguide, qui apporte des informations supplémentaires sur ce matériel qui s’offre pour la première fois aux regards du public, ainsi que les interviews diffusées dans l’exposition, sous-titrées en français et en anglais. Il est inutile d’avoir joué ou même de connaître les jeux vidéo qui ont découlé de ce travail pour apprécier l’exposition. Si certains aspects techniques sont évoqués, elle tient avant tout à faire découvrir toute cette création en amont, souvent éclipsée par résultat final, le jeu lui-même.

Derrière, ce ne sont pas tant des programmeurs que des artistes qui donnent forme à ce monde, à ses décors, ses personnages et ses objets. Les œuvres ainsi produites sont un outil de communication pour l’équipe du développement, pour permettre de prévisualiser ce que sera le jeu, son ambiance, son atmosphère, voire leurs niveaux. « C’est un instantané du jeu tel qu’il existera dans deux ou trois ans », explique Michel Ancel, créateur de la série Rayman.
Une « inspiration française » très large
La plupart des œuvres affichées sont tirées de jeux récents ayant un lien avec la France – celui-ci est parfois ténu dans le cas de productions multinationales comme celles de l’éditeur Ubisoft, qui possède des studios à Montreuil et Montpellier mais aussi au Canada et en Chine.
« Une inspiration française » à prendre au sens large, souligne David Cage, réalisateur du jeu d’aventure très remarqué Heavy Rain, en 2010 :
« Il ne faut pas faire d’excès sur la French Touch, c’est une expression un peu datée. Mais il y a une sensibilité française certainement, qui s’exprime à travers deux courants, une approche un peu graphique inspirée de la bande dessinée, et un autre plus narratif et réaliste. »
Le visiteur pourra néanmoins admirer le Londres déformé de Laurent Gapaillard pour le Dishonored du développeur Arkane ou le Paris de 2084 peint par Paul Chadeisson pour Remember Me de Dontnod. Contempler les aquarelles de Benoît Sokal pour les jeux Syberia, ou toute une tripotée de Lapins Crétins.

D’autres studios sont également présents avec les œuvres de Camille Bachmann pour Of Orcs and Men, d’inspiration médiévale fantastique et celles aux relents staliniens d’Alexandre Chaudret pour The Technomancer, deux jeux de Spiders Games. La série des Endless, d’Amplitude Studios, est également exposée avec les œuvres d’Aurélien Rantet, Thomas du Crest et Ronan Berlese. Morgan Yon et Christophe Messier imaginent la nature sauvage de WiLD, le prochain jeu de Wild Sheep, le nouveau studio de Michel Ancel, le créateur de Rayman, personnage sans bras ni jambes qui est représenté dans un croquis de 1995, la plus vieille pièce de l’exposition.
« C’est une reconnaissance vis-à-vis des artistes, dont le travail est souvent peu visible dans les jeux vidéo finis, et par ailleurs un exercice de mémoire, pour des jeux sortis il y a vingt, vingt-cinq ans, et dont on découvre les dessins préparatoires », précise Michel Ancel.
Plus que des vues d’artistes
Pour le quidam, ces « tableaux » de jeu vidéo sont un matériel déconcertant. Ils ont pourtant un rôle réel dans le développement. Dans la phase préparatoire, les artistes ne sont pas limités par la technique et laissent libre cours à leur imagination. Certains concepts sont ensuite abandonnés, trop durs à réaliser techniquement. Ils auront néanmoins servi, pendant toute sa conception, à transmettre une vision de l’univers à créer.

Certains travaux plus avancés anticipent même certains aspects du jeu, comme les objectifs du joueur, décrypte Michel Ancel :
« Ils répondent à une problématique, ce que l’on appelle les landmarks, les points d’intérêts : ce sont des endroits que le joueur remarque tout de suite au loin, et qui lui donnent envie d’aller visiter, comme le Duomo à Florence, dans Assassin’s Creed II. »
Les artistes puisent pour construire ces mondes virtuels dans la réalité. Ils la tordent dans une direction propre au jeu et l’exemple en est frappant pour les villes : Paris, Londres, New York sont réimaginées dans le passé, le futur ou un présent alternatif. Une installation permet même de faire une promenade dans le Paris révolutionnaire reconstitué de Assassin’s Creed Unity d’Ubisoft.
Cette exposition témoigne surtout de l’ambition et du talent de la scène française de la création vidéoludique et offre à son public, joueurs, ou non joueurs, jeunes, ou vétérans, un nouvel accès au monde foisonnant du jeu vidéo, par l’intermédiaire des œuvres artistiques qu’il suscite, lui donnant ainsi une visibilité bienvenue.
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