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Billet de blog 27 septembre 2015

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La querelle des intellectuels ou la droitisation des esprits

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Des intellectuels à la dérive ?, titrait Le Monde sur deux pages consacrées à la responsabilité des intellectuels face à la montée du Front national. Michel Onfray, dont le ressentiment ne cesse de croître, s’en prend à son tour au « politiquement correct », qui lui permet de fustiger, en vrac, la « fausse gauche », les journalistes, les « intellectuels de cour » et la « classe politique », autant de notions dont on sait depuis longtemps que certaines ne brillent pas par leur tropisme de gauche. Laurent Bouvet, l’homme de « l’insécurité culturelle » défend Onfray, dénonce la « gauche Savonarole » et récuse l’idée de la « droitisation » du champ intellectuel.

À l’inverse de Bouvet, je suis convaincu que les balbutiements de certains intellectuels s’inscrivent dans une longue période intellectuelle dont le terme de droitisation n’épuise pas toutes les facettes, mais dit la direction essentielle. Historiquement, la gauche politique et sociale issue de l’impulsion révolutionnaire (1789-1917) et du mouvement ouvrier a été défaite. L’implosion de la social-démocratie historique, l’échec du soviétisme, la crise du syndicalisme et l’essoufflement du communisme du XXe siècle en ont été les expressions les plus directes. Or cet échec politique s’est accompagné, et même il a été précédé, par une réorganisation globale du champ idéologique et culturel.

Concurrence, gouvernance, guerre des civilisations, identité…

Qu’y a-t-il au cœur de la dichotomie ancienne de la droite et de la gauche, par-delà les formes concrètes qu’elle a pu prendre ici ou là ? Sur le fond, on trouve la question de l’égalité. Ou bien on considère que l’inégalité est naturelle et bénéfique (la compétition), mais qu’il faut éviter la jungle (homo hominis lupus, l’homme est un loup pour l’homme), ce qui suppose de l’ordre et de l’autorité : tel le socle culturel de la droite. Ou bien on pense que la nature a fait les hommes perfectibles et égaux et que la dynamique sociale “vertueuse” repose sur l’égalité couplée à la liberté et à la solidarité (ou fraternité) : tel est le marqueur de la gauche.

À partir de là s’amorcent bien sûr d’autres controverses, propres à chaque grand pôle. À gauche, le dilemme le plus structurel tourne ainsi autour de la question de savoir si la quête de l’égalité est possible en restant à l’intérieur des logiques dominantes de “l’aliénation” (exploitation et domination) ou si elle suppose au contraire que l’on s’en débarrasse par “abolition-dépassement”. Il n’en reste pas moins que la question cardinale de l’égalité structure la totalité du champ. Nous n’en sommes plus du tout là aujourd’hui. Or le mouvement qui porte à cet effacement ne date pas d’hier, mais de quelques décennies.

À l’échelle internationale, un homme suffirait à lui seul à incarner le changement de dominante intellectuelle. Il est américain et il fut célèbre en son temps : il s’agit de Samuel Huntington. En 1975, avec deux autres chercheurs, il avance l’idée que la démocratie est en crise, qu’elle est victime de ses « excès » et qu’il faut pour cela lui substituer les mécanismes de la « gouvernance ». En 1992, il entend montrer que le moteur de la dynamique mondiale se trouve dans l’affrontement de « civilisations » unifiées avant tout par le fait religieux et il ajoute que, pour une longue période, c’est le heurt de l’Occident et de l’islam qui est décisif. En 2004 enfin, il explique que les États-Unis sont au bord du chaos parce que la minorité expansive des hispanophones est en train de miner le socle identitaire de la nation américaine. Pour Huntington, la question principale est « Qui sommes-nous ? ». À quoi s’ajoute une question subsidiaire : « comment faire en sorte que nous restions chez nous ». Concurrence, gouvernance, guerre des civilisations, identité… Tout est dit.

Le désir d’identité contre le désir d’égalité

En France, c’est la Nouvelle droite qui a donné le ton, dès la fin des années 1970. En 1977, avec son Vu de droite, Alain de Benoist lance la « révolution conservatrice » à la française. L’un de ses maîtres à penser est le juriste allemand Carl Schmidt, qui s’abîma dans le nazisme. L’égalité, expliquait-il, est une illusion et pousse à la Terreur ; en revanche « le mot identité caractérise le côté existentiel de l’unité politique ». En novembre 2013, le même de Benoît affirme qu’il faut assumer le fait que « les identités peuvent s’affronter entre elles » et qu’il faut donc abandonner tout « angélisme ». Il ajoute cette phrase sublime : « Le désir d’égalité, succédant au désir de liberté, fut la grande passion des temps modernes. Celle des temps post-modernes sera sur le désir d’identité ».

Pour l’instant, force est de constater qu’Alain de Benoist a gagné. La droite s’aligne à marches forcées sur la logique du « nous ne sommes plus chez nous » qui fait les beaux jours du Front national. Et malheureusement, une partie de la gauche prête le flanc. Quand, à partir de points de vue politiques apparemment contradictoires, le think tank socialiste Terra Nova et le socialiste dit de gauche Laurent Bouvet entérinent l’idée que les clivages de classes ont laissé la place à ceux de l’identité et que les frontières politiques ne sont donc plus les mêmes qu’hier, ils donnent quitus à la droite radicalisée de la lignée “Nouvelle droite”.

Quand le géographe Christophe Guilluy explique qu’il faut comprendre que les « petits Blancs » ouvriers de la « France périphérique » s’offusquent de ce que l’on ne s’occupe que des banlieues immigrées de la « France métropolitaine », il légitime l’angoisse de ne plus être « chez soi ». Quand le philosophe Jean-Claude Michéa, qui n’aime pas Jaurès et déteste l’affaire Dreyfus, encense les valeurs traditionnelles d’appartenance et les antiques communautés pour laisser Jacques Julliard, dans un livre écrit avec lui, affirmer qu’il faut lutter « contre toutes les menaces extérieures, y compris celle que représente l’immigration », il ouvre un boulevard à un Front national promu de fait au rang de porte-voix du « petit peuple de gauche » dont la gauche ne peut plus « comprendre les bonnes raisons ».

Remporter le conflit d’idées

Ne tirons pas de tout cela la conviction que “les” intellectuels sont passés à droite ou que “la” société française a changé de camp. Mais il est vrai que, en matière d’idées, la gauche a longtemps donné le ton et que, désormais, c’est la pensée de droite qui tient le haut du pavé. Pour contredire cette tendance dangereuse, contrairement à ce que suggère Laurent Bouvet, il n’est pas besoin de recourir à une « gauche Savonarole » ou à une « gauche Fouquier-Tinville ».

Il n’est pas question de couper des têtes : il suffit que la gauche redresse la sienne, qu’elle reprenne le conflit d’idées que la droite a su porter pendant quatre décennies et qu’elle se montre capable de regagner la relative “hégémonie” qu’elle a renoncé à exercer. Pour cela, mieux vaut d’abord qu’elle se convainque de ne pas mettre ne fût-ce qu’un petit doigt dans l’engrenage mortifère de l’idéologie frontiste. Ce que j’énoncerai en quelques phrases lapidaires, en assumant ici le risque provisoire de la simplification et de l’outrance.

1. Nous sommes confrontés à un univers mental dominé par trois “fondamentaux”:
  - la libre concurrence est le moteur de toute créativité ;
  - la gouvernance (le pouvoir de l’expertise) est le pivot de toute bonne régulation politique ;
  - le choc des civilisations débouche aujourd’hui sur une situation “d’état de guerre”. Il en découle une conviction : la définition et la clôture des identités sont la base de l’ordre social et la condition d’une survie de l’Occident.

La gauche, intellectuelle ou non, doit récuser ce triptyque radicalement et lui y en opposer un autre :
 - le développement sobre des capacités humaines est le pivot des dynamiques sociales équilibrées ;
 - la promotion d’un nouvel âge de la citoyenneté est la base de toute sociabilité politique ;
 - la mise en commun, à toutes les échelles de territoires, est la clé d’une humanité pacifiée. L’égalité-liberté-solidarité doit primer sur l’identité.

2. Le nationalisme est aujourd’hui le pivot des extrêmes droites postfascistes qui empoisonnent le continent européen. On ne dispute pas ce nationalisme au Front national : on le combat. Les discours sur “l’identité française” ne sont pas des boucliers contre le Front national. Les grandes proclamations selon lesquelles on ne laissera pas la nation au Front national résonnent un peu comme certaines envolées antibellicistes d’avant 1914 : elles peuvent anticiper de futures capitulations. En fait, le repli national n’est pas une barrière contre la mondialisation du capital. La nation ne vaut aujourd’hui, comme médiation politique utile, que si elle assume à part entière qu’elle est partie prenante de la mondialité du développement humain. C’est en menant à toutes les échelles le combat contre les mécanismes de l’aliénation, c’est en rassemblant les catégories populaires contre ces mécanismes et pour des voies alternatives que l’on enrayera la marche délétère du monde et que l’on refondera les logiques multiformes de la souveraineté populaire.

3. On ne rassemblera pas le peuple autour de la reconquête d’on ne sait quel “chez nous”. L’opposition du “eux” et “nous”, du “in” et du “out” repose sur la délimitation de la frontière. Or la figure contemporaine de la frontière est de plus en plus celle du mur. Le “eux-nous” divise le peuple quand l’enjeu stratégique est de réunir ses fragments dispersés. Contre l’angoisse du « On n’est plus chez nous », sachons valoriser le seul projet éthique et réaliste : « Construisons le chez tous ».

(Article publié le 20 septembre dans Regards)

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