Thaïlande. Un soldat contrôle des véhicules à un checkpoint au centre de Narathiwat.

Un soldat contrôle des véhicules à un checkpoint au centre de Narathiwat.

Thierry Falise pour L’Express

Le ballon repose sur l'étagère, mais le petit Ilyas n'ira plus jamais le chercher pour jouer avec ses frères dans la plantation d'hévéas. Le 3 février 2014, à la tombée de la nuit, trois hommes armés de fusils d'assaut ont fait irruption dans sa maison, une pauvre bâtisse montée sur pilotis. Ilyas a été tué sur le coup, Bahari est mort à l'hôpital dans les bras de sa mère et le corps de Mujahid a été retrouvé sans vie derrière un mur, criblé de balles. Leur père, Chemuk Mamaa, a pu s'enfuir de justesse. A présent, malgré la peur qui le tenaille, il vit à nouveau chez lui, avec son épouse.

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"Jamais je n'aurais imaginé que mes enfants seraient pris pour cible", dit-il en regardant quelques photos jaunies. Des visages souriants. Une fête de famille. Et trois petits corps enroulés dans des draps. Qui a commis ces crimes ? Chemuk l'ignore. "Ils portaient des cagoules et voulaient me tuer. J'ai passé plusieurs mois en prison, accusé à tort du meurtre d'un fonctionnaire. J'ai été acquitté, mais les militaires me croient toujours coupable. Peut-être ont-ils voulu se venger..."

Thaïlande. Chemuk Mamaa et son épouse Bluka Perak, derrière les photos de leurs trois fils assassinés en 2014.

Chemuk Mamaa et son épouse Bluka Perak, derrière les photos de leurs trois fils assassinés en 2014.

© / Thierry Falise pour L’Express

Qui sait ? Tout est possible, tant le conflit qui déchire l'extrême sud de la Thaïlande est violent. Assassinats, attentats à la bombe, raids meurtriers... Depuis dix ans, à 600 kilomètres des plages de Phuket, plus de 6 400 personnes ont été tuées dans une guerre sans visage et ultraviolente qui oppose l'armée de Bangkok aux "séparatistes", partisans de l'indépendance d'un territoire grand comme le Liban et voisin de la Malaisie.

Pour comprendre leurs revendications, il faut remonter à 1771, lorsque le royaume de Pattani, alors possession malaise, est annexé par le Siam. Idéalement situé sur les routes du Moyen-Orient, de la Perse et de la Chine, le port de Pattani connaît alors une activité florissante. Les marchands indiens y troquent leurs étoffes contre de l'or et des épices. En 1909, l'Angleterre et le Siam se partagent les "Etats malais". Les provinces de Pattani, de Yala et de Narathiwat sont définitivement rattachées au Siam, qui deviendra bientôt la Thaïlande.

Mais pas question, pour celle-ci, de laisser cette lointaine province "vivre sa vie". Bangkok engage l'ex-royaume de Pattani dans une politique d'intégration forcée. Les écoliers ne peuvent plus parler le jawi, le dialecte local ; les cours ont désormais lieu dans la langue officielle, le thaï. Et des juges nommés par le gouvernement remplacent les tribunaux traditionnels musulmans. Cette "thaïfication" rencontre une résistance croissante.

Des groupes séparatistes émergent dans les années 1960, comme l'Organisation unifiée de libération de Pattani (Pulo), le Front islamique de libération de Pattani (BIPP) ou le Front national révolutionnaire (BRN). Ils restent actifs. "Nous nous sommes forgé notre conscience politique à cette époque, raconte un leader séparatiste, sous couvert d'anonymat. Nous avions monté un réseau international d'étudiants, ce qui nous a permis de rencontrer des activistes venant de Palestine, d'Erythrée ou d'Aceh, en Indonésie. Les plus radicaux se sont formés au maniement des armes en Afghanistan."

Au début des années 2000, la lutte armée s'intensifie. Les rebelles s'attaquent aux symboles de l'Etat : l'armée, bien sûr, mais aussi les institutions civiles. Près de 300 enseignants ont été tués ou blessés depuis 2004. Le bouddhisme, considéré comme une "religion d'Etat", n'est pas épargné : une vingtaine de moines ont été décapités ou brûlés vifs. Plus question de faire l'aumône à l'aube dans les rues de la ville. Les fidèles viennent désormais déposer leurs offrandes au temple sous la protection des soldats. Etrange spectacle que ce mélange de robes safran et de vestes kaki, retranchées dans l'enceinte du monastère, sous le regard de passants en djellabas et de femmes voilées...

Au coeur de la "zone rouge", à la rencontre des rebelles

Pour autant, on aurait tort d'y voir un symbole, estime Don Pathan, analyste indépendant et chroniqueur de The Nation, un quotidien thaïlandais : "Ce conflit a des fondements ethnique et nationaliste, il n'a rien de religieux." C'est aussi l'avis du Dr Abu Hafiz al-Hakim, membre du comité central du BIPP, rencontré en Malaisie, où il vit aujourd'hui, hors de portée des militaires de Bangkok. "Nous nous battons pour l'autonomie de Pattani et le respect de notre culture, assure-t-il. Rien de plus."

Thaïlande. Des étudiantes voilées à la sortie des cours, dans la ville de Yala.

Des étudiantes voilées à la sortie des cours, dans la ville de Yala.

© / Thierry Falise pour L’Express

Ce conflit régional serait donc resté purement politique et n'aurait pas glissé sur le terrain religieux ? Difficile à croire tellement la situation de cette province est particulière. Elle est, en effet, sur une ligne de faille. D'un côté, un pouvoir central, Bangkok, qui a, depuis plus d'un siècle, montré un mépris souverain à l'égard de cette "minorité ethnique", qui ne représente que 2% de la population ; de l'autre, la Malaisie, qui sert de base arrière aux séparatistes, dans sa région frontalière du Kelantan, gouvernée par un parti islamique ultraconservateur, qui tente notamment d'imposer la charia...

Rebelle par nature, l'ex-royaume de Pattani a-t-il réellement échappé aux "tentations fondamentalistes" ? Pour le savoir, il faut s'enfoncer dans la "zone rouge", au coeur des trois provinces, à la rencontre des rebelles, et tenter de cerner leurs motivations, encore mal connues.

Le long de la route 42, à la sortie de Narathiwat, dans le sud-est du royaume, les rangées de palmiers laissent apparaître, de loin en loin, un ruban bleu azur. Dans ce paysage de carte postale, des hommes meurent. "Des séparatistes ont attaqué il y a deux semaines des véhicules de l'armée, raconte Hadi, un jeune musulman né dans la région. En 2009, ajoute-t-il, des rangers ont tué 13 fidèles dans une mosquée." Les rangers? Des forces d'appoint, vêtues d'uniformes noirs, auxquelles l'armée confie des missions de surveillance. Mal formés, ils s'occupent des basses besognes de l'armée - "nettoyer" des zones hostiles, par exemple. Quitte à commettre bavure sur bavure...

A Bluka Perak, surnommé le "fief des insurgés", tous les villageois ont déjà eu affaire à eux. "L'an dernier, deux types cagoulés m'ont tiré dessus au pistolet-mitrailleur, raconte Ahmad, un chauffeur de bus. J'en ai tué un avec mon pistolet. C'était un ranger, il habitait dans mon village. Les soldats lui avaient fait croire que j'avais tué son père." Au fait, d'où venait cette arme? Réponse évasive d'Ahmad, qui n'en dira pas davantage sur sa probable appartenance au "mouvement".

Thaïlande. Bismee Semae, 9 ans, a été blessée en 2011 par un homme soupçonné d’appartenir à un groupe paramilitaire.

Bismee Semae, 9 ans, a été blessée en 2011 par un homme soupçonné d'appartenir à un groupe paramilitaire.

© / Thierry Falise pour L’Express

Le BRN est le plus actif des groupes clandestins opérant dans le Grand Sud. "Il compte deux branches principales, précise un chercheur anonyme, présent sur place depuis une vingtaine d'années. Aux comités de village, nommés ajak, qui apportent une aide sociale aux villageois, s'ajoutent les forces combattantes." Celles-ci sont organisées en cellules de cinq ou six personnes, appelées RKK (runda kumpulan kecil, soit "petits groupes opérationnels"), au sein desquelles une seule personne est en contact avec l'échelon supérieur. Cette étanchéité évite les trahisons.

Très souple, fondu dans le paysage, ce réseau réalise des opérations sophistiquées. Il l'a encore prouvé le 14 mai dernier : 25 personnes ont été blessées, près de Yala, dans l'explosion simultanée de 14 bombes. Et, plus récemment, 6 morts ont été dénombrés, les 10 et 11 juillet, près de Narathiwat, dans le district de Sungai Kolok.

Le soutien de la population

Pour survivre, les rebelles ont besoin de la population. Un soutien payé au prix fort. "Regardez ces traces de balles, s'exclame Nurihan Kacil, montrant un tronc déchiqueté. Il y a trois jours, une fusillade a eu lieu devant chez moi." Derrière elle, une fillette coiffée d'un hidjab de couleur parme apparaît dans l'embrasure de la porte. Son regard triste raconte le drame qu'elle a vécu, il y a quatre ans, lorsque trois inconnus se sont introduits dans la maison pour tuer son père. Une vendetta de plus entre partisans de l'indépendance et pro-thaïs. Le père est mort sur le coup ; sa fille, alors âgée de 6 ans, a reçu une balle dans la colonne vertébrale. Aujourd'hui, elle se déplace en fauteuil roulant. "Les médecins disent qu'elle pourra peut-être remarcher un jour", murmure sa mère.

Thaïlande. Angkhana Neelapaijit a poursuivi l’oeuvre de son mari, célèbre avocat disparu en 2004.

Angkhana Neelapaijit a poursuivi l'oeuvre de son mari, célèbre avocat disparu en 2004.

© / Thierry Falise pour L’Express

En guise de dédommagement, le gouvernement lui a versé 500000 bahts (13000 euros). Le prix du silence. Mais l'argent s'est vite évaporé et Nurihan, qui survit en effectuant des travaux de couture, ne sait toujours pas qui a tué son mari. "C'est toujours la même histoire, les veuves n'ont pas les moyens d'accéder à la justice", soupire Angkhana Neelapaijit. Longue tunique noire festonnée de fils d'or, regard doux mais résolu, cette femme âgée d'une soixantaine d'années consacre sa vie à la défense des opprimés.

En 2004, son mari, un avocat connu pour son engagement en faveur des droits de l'homme, disparaissait en plein Bangkok, sans doute supprimé par des policiers corrompus. Depuis, elle a repris le flambeau. "Je rends visite aux femmes dont les maris ont été assassinés, explique-t-elle. Je collecte les faits, je cherche des témoins, je constitue des dossiers et je les aide à trouver un avocat." Angkhana ne s'attaque pas seulement aux exactions des rangers, mais aussi, parfois, à la "tradition".

"Dans la loi islamique, les veuves doivent partager l'argent qu'elles reçoivent de l'Etat avec la famille de leur mari, explique-t-elle. Souvent, il ne leur reste rien. J'essaie de faire respecter leurs droits." Dans son sillage, des avocats se sont regroupés pour apporter une assistance juridique aux villageois. Le Centre musulman des avocats de Narathiwat ne paie pas de mine, avec ses murs vert amande, ses armoires métalliques et son ventilo bruyant.

Mais il obtient des résultats impressionnants : "Nous avons traité plus de 2 000 cas en dix ans, précise Fauzi Alina, coordinateur régional. En général, il s'agit de villageois arrêtés de façon abusive par des policiers. Ils croupissent en prison, car ils ne savent pas se défendre. Nous gagnons la plupart des procès, car les dossiers d'accusation sont rarement étayés."

Connus jusqu'à Bangkok, Angkhana et Fauzi n'ont jamais subi de pressions. D'autres défenseurs de la cause musulmane sont, en revanche, étroitement surveillés par l'armée. Directeur de la Fondation Nusantara, Aladee Dengni a déjà été arrêté par la police. Soupçonné de sympathie avec les insurgés, il n'en continue pas moins son action : aider des orphelins musulmans à recevoir une éducation dans des écoles coraniques - appelées pondok. Parmi elles, Burapha Wittaya : quelques bâtiments sans âme, dont l'un, plus grand que les autres, fait office de mosquée.

En 2007, l'école a dû fermer ses portes, car les forces de l'ordre étaient convaincues qu'elle était contrôlée par les séparatistes, avant de rouvrir en 2013. "Le gouvernement n'aime pas ces lieux, car on y parle le jawi, confie Aladee. Il soupçonne les imams d'y dispenser un enseignement radical."

La tentation d'un califat islamique en Asie

Cette méfiance est-elle fondée? Oui, de plus en plus, estime Virginie André, islamologue à l'institut australien Alfred-Deakin et à l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine. Après avoir passé un an dans le Grand Sud, et mené des dizaines d'entretiens auprès de rebelles ou de sympathisants, elle dresse un constat inquiétant - bien loin des thèses modérées d'autres chercheurs.

Thaïlande. Face aux assassinats d’enseignants, l’armée soutient un projet d’autodéfense civile de protection des écoles.

Face aux assassinats d'enseignants, l'armée soutient un projet d'autodéfense civile de protection des écoles.

© / Thierry Falise pour L’Express

"Il y a eu, ces dernières années, dans le discours des séparatistes, un glissement sémantique très révélateur, explique-t-elle. Ils ne traitent plus leurs ennemis de 'fascistes' ou de 'colonialistes', mais de kafir, d'infidèles. Et ils ne cherchent plus à libérer la 'République de Pattani', mais l''Etat islamique de Pattani'. Pour recruter des jeunes, les séparatistes mêlent des arguments nationalistes, comme l'oppression historique de l'Etat thaïlandais, et religieux, en empruntant certains concepts du djihadisme. C'est efficace et cela rend cette radicalisation difficile à contrôler."

D'autant que Bangkok ne semble pas prendre ce risque au sérieux, ajoute Virginie André : "Les autorités auraient intérêt à étudier de près ce qui se passe sur les réseaux sociaux, et notamment Facebook. Les messages des jeunes activistes y sont de plus en plus violents et radicaux." Au pouvoir depuis le coup d'Etat de mai 2014, que fait l'armée ?

A plusieurs reprises, des pourparlers ont été engagés, sans grand succès. Une nouvelle tentative est en cours depuis trois mois : d'un côté de la table, six groupes activistes, rassemblés sous la même bannière, Mara ; de l'autre, les militaires. "Deux réunions se sont tenues en avril et en juin, et une troisième va avoir lieu durant l'été, détaille le Dr Abu Hafiz al-Hakim, du BIPP. Nous avons fixé les modalités et allons maintenant aborder le fond."

Ces discussions ont-elles des chances d'aboutir ? Analyste en sécurité chez IHS Jane's, Anthony Davis doute fort de la motivation des militaires à régler ce conflit. "La faction la plus dure du BRN n'est pas représentée, ce qui limite l'intérêt de ces rencontres, explique-t-il. En fait, le gouvernement veut montrer sa bonne volonté auprès de la communauté internationale, mais c'est sur le terrain que les choses vont se régler.

L'armée n'a qu'une intention : ramener les séparatistes à la raison. L'indépendance n'est pas une option." Selon lui, la vraie question consiste à savoir si le BRN est toujours aussi dangereux. "Bien qu'il y ait eu un regain de violence en mai et en juin, le nombre d'attaques a baissé depuis un an, souligne-t-il. Cela pourrait signifier que le mouvement a perdu de sa force. De nombreux commandants séparatistes ont été tués ou capturés, ce qui laisse supposer un déficit d'encadrement." Pas de quoi décourager les militants, prêts à s'engager en masse pour la "cause". "On ne voit plus de jeunes dans les villages, confirme le colonel Thaworn Liamsonbat, membre des services de renseignements thaïlandais. Où sont-ils, sinon dans la jungle?"

Pour l'instant, ces jeunes rebelles restent contrôlés par le BRN. A l'avenir, qu'en sera-t-il? Radicalisés et jusqu'auboutistes, ils pourraient être tentés de chercher d'autres "modèles". Dans une vidéo récente, Katibah Nusantara Lid Daulah Islamiyyah, une unité de l'organisation Etat islamique, a lancé un appel aux musulmans de la péninsule malaise. Derrière cette injonction, certains voient resurgir un vieux spectre : la création d'un califat islamique en Asie du Sud-Est, qui regrouperait la Malaisie, l'Indonésie, la Thaïlande, les Philippines et Singapour. Une vingtaine d'islamistes radicaux ont été arrêtés en Malaisie, l'an dernier, alors qu'ils fomentaient des attentats dans ce but.

Si les jeunes de Pattani répondent à ces appels et se mettent à brandir des drapeaux noirs, le sang coulera encore longtemps dans le Grand Sud.

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