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Libération
Chronique «Écritures»

Sous les mots, il y a des gens, par Camille Laurens

Le mot «réfugié» ne dit pas l’élan vital pour se sauver de l’horreur. Le choix du vocabulaire nous renseigne sur l’état de la société.
par Camille Laurens
publié le 25 septembre 2015 à 18h16

«Nos clients sans titre de transport sont priés de se présenter au chef de bord.» J'étais dans le train l'autre jour et, en entendant cette annonce, j'ai noté comme une contradiction dans le fait d'éviter le mot «contrôleur», jugé sans doute trop empreint de défiance policière, et de faire advenir le mot «client» au détriment des mots de «voyageur» et «passager», qui nous donnaient l'illusion d'une existence plus poétique. A quel point le choix des termes, qu'il édulcore ou serre la vis, nous renseigne sur l'état de la société, combien aussi les changements dans le lexique, apparemment anodins mais en réalité pas du tout, manipulent nos façons de saisir le monde, c'est ce dont il faudrait rester toujours conscients en préservant ce trébuchet ultrasensible qu'est le sentiment de la langue, si intimement lié au sentiment tout court autant qu'à la pensée.

Ainsi, quand j’étais enfant, en province, les gens parlaient avec inquiétude des «immigrés» - souvent des ouvriers maghrébins qui erraient seuls le soir, c’était avant le regroupement familial. D’autre part, il était question dans les livres d’histoire des «émigrés» de la Révolution française ou des «émigrés» russes. In, ex, dedans, dehors : question de point de vue. Ce petit préfixe différentiel nous indiquait que les premiers étaient chez nous, occupaient notre espace - d’où ils venaient, pourquoi, on s’en moquait, l’Afrique n’était qu’un vaste vivier de main-d’œuvre et l’on oubliait volontiers que c’était nous qui les avions fait venir -, tandis qu’on s’intéressait aux raisons qui avaient poussé les seconds à partir de chez eux, de chez nous, à s’expatrier.

Au fond, la langue organisait le regard comme un aéroport ou une gare, nous conduisant selon les cas, l’air de rien, côté arrivée ou côté départ. On rencontrait aussi le mot «exil», les «exilés» qui hantaient les poèmes et l’Histoire, tous partis noblement, chassés par de sinistres tyrans. Aujourd’hui, le point de vue a encore changé. Le monde est traversé de «migrants». Le préfixe a disparu parce qu’on ne sait plus ni d’où ils viennent ni où ils vont, ils partent de partout et ils vont où ils peuvent. Ni émigrants ni immigrants, ils tracent une route périlleuse d’un pays à l’autre. Le participe présent les installe dans une errance éternelle, comme s’ils ne devaient jamais être arrivés. Les migrants : il y aurait dans ce mot qui fait penser aux oiseaux quelque chose de beau si les hommes pouvaient traverser le ciel d’un coup d’aile. Mais le retour est incertain et la guerre n’a pas de saisons. Quand finalement ils arrivent, on les appelle des «réfugiés». Le mot ne dit pas l’élan vital qui les a animés pour se sauver de l’horreur, on y voit plutôt des corps prostrés, usés, repliés sur eux-mêmes. Le mot se souvient pourtant du mouvement qui a décidé de son sort : en sa racine, le verbe fuir. Les réfugiés ont fui un malheur pour chercher un abri. Ni fuyards ni fugitifs, mais fuyant un danger mortel, eux qui veulent vivre, qui cherchent où vivre. Ils essaient de passer - la mer, le fleuve, les barbelés - pour se retrouver du bon côté, du nôtre. Leurs passeurs les mènent souvent à rebours, leur fuite est leur mort et leur refuge nulle part. Quand je vois les reportages sur les migrants serrés de nuit dans des canots achetés à prix d’or, je pense à la barque de Charon qui conduit les ombres au rivage des morts dans la mythologie grecque. Il fait sombre, le passeur est taciturne, on traverse en silence, chaque passager a dans la bouche une pièce pour payer son voyage.

Ce voyage, nous le ferons un jour. Tous clients de la mort, le métal entre les dents. Avant, nous voulons vivre. C’est tout. Pas compliqué à comprendre. On manque d’un mot pour dire cette chose simple : que chacun demande asile, c’est-à-dire à vivre. Le refuge, c’est le monde. Mais réfugiés, ça ne va pas, ça n’a plus de sens. Il n’y a qu’à lire les journaux : «Les réfugiés expulsés de Saint-Ouen», «des réfugiés évacués de leur campement». Revoilà le préfixe «ex», mais plus question d’expliquer. Juste, partez. Il y a des gens sous les mots, pourtant ; on aimerait qu’ils y soient plus à l’abri que sous une tente de fortune. Des réfugiés expulsés, qu’est-ce que ça veut dire ?

Alors, je me disais, dans ce train : il y a un mot qui irait bien. Si on pouvait le substituer aux autres, si seulement on pouvait, on serait sauvés. C'est le mot «hôte». D'abord, c'est un beau mot, il fait sonner l'hospitalité, rite ancien par lequel on se doit d'accueillir l'étranger quel qu'il soit, même s'il nous fait peur. Mais surtout, en français, le mot est le même pour désigner celui qui arrive et celui qui reçoit, l'accueilli et l'accueillant. C'est bien qu'il n'y ait qu'un mot, puisqu'il n'y a qu'une réalité : nous sommes tous passagers, tous, comme disait Eschyle, «la race malheureuse des êtres éphémères».

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Thomas Clerc, Marie Darrieussecq et Camille Laurens.

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