Réflexion sur le territoire et l'appartenance.
C'est dans le cadre d'une réflexion sur le territoire -sa pertinence et sa permanence- dans la globalisation que je me suis posée la question de l'enterrement des djihadistes (auteurs d'attentat suicide).
Le 11 Septembre 2001, des attaques spectaculaires ont été réalisées par dix-neuf jeunes djihadistes de nationalité, d'origine sociale et de niveau d'instruction divers, ayant circulé partout dans le monde avant d'exploser dans le sud de Manhattan, à Washington et en Pennsylvanie. Le 11 mars 2004, les sept jeunes à l'origine des attentats qui ont frappé des trains de banlieue de Madrid étaient des migrants de la première génération arrivés du Maroc, de Tunisie et d'Algérie. Et le 7 juillet 2005, les attentats dans le métro et dans un bus de Londres ont été perpétrés par quatre jeunes de nationalité britannique, catégorisés par les pouvoirs publics comme des homegrown terrorists. Ces trois attaques ont eu lieu en Occident et ont été revendiquées par Al-Qaïda, qui a déclaré une guerre non territoriale contre les États-Unis, et leurs alliés.
Ces jeunes djihadistes animés par un récit unique d'appartenance à l'Oumma, la communauté musulmane mondiale réimaginée, dénationalisée et déterritorialisée, se sont inventées une nouvelle identité qui, au lieu de se référer à un territoire, suit les trames des réseaux par-delà les frontières. Leur champ de bataille est les médias et les réseaux sociaux. Leur action transforme les territoires étatiques en un espace de circulation transfrontalier pour affirmer une identité transnationale et remet en cause tout lien entre le corps et la nation, entre citoyenneté, nationalité et territoire. Ils entendent ainsi brouiller les frontières et définir une nation, voire lancer les prémisses d'un nationalisme sans territoire.
L'usage de leur corps comme arme de guerre, signe de leur mobilité devient un instrument de pouvoir: le pouvoir d'un corps mobile contre celui d'un Etat (territorial) fixe. Mais leur transformation en bombe humaine défie surtout l'Etat dans son monopole de la violence légitime, dans sa conception de guerre et dans son pouvoir de punir en rendant l'exercice de la justice inadapté.
Comment dès lors "punir les morts" qui ont tué des civils et leur ont échappé? Dans la tragédie de Sophocle, le roi Créon refuse des funérailles à Polynice, frère d'Antigone, traître aux yeux du pouvoir. Il ordonne d'abandonner Polynice "sans larme, sans tombe, pâture de choix pour les oiseaux carnassiers", et souhaite même que "la privation de tombeau soit son châtiment". Mais pour les Etats, l'enterrement des jihadistes ne fait pas partie d'une quelconque stratégie de sanction envers les familles ou les communautés locales. Il ne s'inscrit pas non plus dans les stratégies étatiques de lutte contre le terrorisme. Leur enterrement pose des questions pratiques -de terre, de place et de trace- conduisant à une multitude d'interprétations quant à la valeur de leur corps mort, à la nature de la guerre, à la légitimité de l'ennemi et à la reconnaissance de sa cause comme de sa mort. Quelle parcelle de terre lui sera réservée, ou pas, et où?
Ces corps sont rarement réclamés. Aucune cérémonie publique, aucune glorification de la part de leur famille ou de leur communauté ne fait suite à leur acte. Ni de la part de leur Etat d'origine ni de leur nation. C'est surtout le silence, le secret ou la censure qui règnent autour de ces corps morts ; ils traduisent le refus de créer un lieu de sanctuaire et de pèlerinage, mais aussi éviter la profanation de ces cimetières là où ils se trouvent.
Apparaît cependant un lien étroit entre les trajectoires des djihadistes et la logique des Etats quant à leur enterrement : le territoire comme source d'appartenance, de citoyenneté et d'identité comme le seul ayant une légitimité aux yeux des Etats. Les 19 djihadistes, auteurs d'attentat suicide de New York et du Pentagone, qui ont manifesté leur capacité de lier plusieurs réseaux comme preuve de leur intégration dans la globalisation, n'ont laissé aucune trace sur terre. Pour Madrid, en revanche, l'enterrement des sept djihadistes première génération d'immigrés du Maghreb relève d'une re-territorialisation "dans les terres d'origine" aux yeux des autorités espagnoles. Le traitement des corps des quatre homegrown de Londres largement médiatisé suggère une remise en cause du multiculturalisme et la reconnaissance des jeunes Britanniques, musulmans de confession, qui ont choisi la voie de la radicalisation dans le cadre des institutions reconnues par la Grande-Bretagne dont le contrôle a échappé aux autorités locales. Le homegrown terrorist serait ainsi le produit d'une multiplicité de références propre à toute société plurielle, et les choix identitaires que cela suscite auprès des individus et groupes dont la reconnaissance était au cœur des revendications. Leur enterrement situe la question des homegrown terrorists dans une problématique de territoire (home) et d'appartenance. Cela revient à marquer une place où se rejoignent les loyautés multiples qui caractérisent l'esprit de diaspora.
Le dilemme pour les Etats se situe ainsi entre ignorer l'ennemi, ou ignorer son appartenance à l'Oumma. Dans les deux cas re-territorialiser le corps du djihadiste dans le pays des ancêtres ou dans le pays d'immigration qui revient à "restaurer" une citoyenneté territoriale. En réalité, la question de l'enterrement des djihadistes, qui n'en est pas une aux yeux des Etats, conduit ces derniers à se projeter dans la globalisation.