Mobilisation pour les réfugiés : l'Allemagne relève le défi

Jusqu'ici, on avait surtout retenu les violences racistes perpétrées contre les foyers de migrants. Depuis un mois, la vague de solidarité qui submerge le pays impressionne l'Europe. Décryptage d'un élan sans précédent.

Par Gilles Bouvaist

Publié le 28 septembre 2015 à 12h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h53

Dimanche 13 septembre, Berlin. Thomas de Maizière, ministre fédéral de l'Intérieur, a la mine grave et la sécheresse administrative qui sied à la situation : « A cette minute, nous avons décidé de réinstaurer des contrôles aux frontières, en particulier avec l'Autriche. Le but de cette mesure est de limiter l'afflux actuel en direction de l'Allemagne et de revenir à une procédure ordonnée en matière d'entrée sur le territoire. » La veille, Dieter Reiter, maire de Munich, où près de 60 000 réfugiés sont arrivés en une semaine, a lancé un appel à l'aide à la télévision : « Nous sommes pleins. La limite a été atteinte. » Stupeur : ce que les médias allemands ont surnommé « le conte de fées de septembre » s'est-il arrêté brutalement ? Déjà évanouie, la « Willkommenskultur » — la culture de l'hospitalité —, mot-­valise apparu dans la presse pour illustrer la réaction d'un pays surpris de se voir si généreux dans ce miroir ?

Les chiffres donnent le tournis. Le vice-chancelier Sigmar Gabriel estime que l'Allemagne pourrait avoir à accueillir jursqu'à un million de demandeurs d'asile cette année. Si tous ne sont pas destinés à rester et que leur répartition à travers les différents Länder est dosée, l'ampleur du défi fait vaciller les bonnes volontés. Mais la mobilisation citoyenne, elle, reste intacte. Selon un sondage publié le 11 septembre, et réalisé pour la chaîne publique ZDF, 62 % des Allemands pensent que le pays est en mesure d'accueillir ces réfugiés (1). Et d'après une enquête YouGov, près de un Allemand sur cinq aurait déjà entrepris un geste en leur faveur (2).

Haies d'honneurs pour les réfugiés syriens

Retour en arrière. Premiers jours de septembre à Berlin. Un cordon de police barre la rue qui mène au Lageso, le ­bâtiment des services de santé et des affaires sociales où, chaque jour, des milliers de réfugiés arrivés dans la capitale allemande font la queue pour déposer leur demande d'asile. Derrière les forces de l'ordre, une camionnette où flotte le drapeau du NPD, le parti néo-nazi allemand. Ils sont une poignée à manifester. Dans un haut-parleur, le représentant local du parti déroule son argumentaire : non aux faux réfugiés venus profiter de la générosité de l'Etat allemand, non à ces cultures incompatibles avec l'Allemagne ! A l'autre bout de la rue, les contre-manifestants sont une centaine : « Pas de place pour la propagande nazie ! » scandent-ils entre autres slogans.

Tomas, un juriste de 28 ans, observe la scène. « J'étais venu donner un coup de main au Lageso, et quand j'ai vu qu'ils [les néo-nazis] manifestaient, je me suis senti obligé de leur faire face. » Bénévole, il profite de son temps libre pour apporter des produits de première nécessité. « Je travaille dans un local où nous trions les objets destinés aux réfugiés. Ils ont besoin de parapluies, de couvertures... » Ses motivations ? « C'est un geste humanitaire. Nous sommes un pays riche, nous pouvons héberger beaucoup de réfugiés, pourquoi ne pas le faire ? On ne peut pas les laisser mourir en mer. »

Le 3 septembre, devant la gare centale de Budapest. Pour ce jeune migrant, l'Allemagne est le nouvel eldorado. Dix jours plus tard, Angela Merkel a rétabli les contrôles frontaliers.

Le 3 septembre, devant la gare centale de Budapest. Pour ce jeune migrant, l'Allemagne est le nouvel eldorado. Dix jours plus tard, Angela Merkel a rétabli les contrôles frontaliers. © Frank Augstein/Ap/SIPA

Bienvenue en terre d'Allemagne... inconnue. Entre cours de langue donnés par des volontaires, particuliers hébergeant des réfugiés et supporters déployant des banderoles « Refugees welcome », l'Allemagne assommant le peuple grec à coups d'exigences économiques et d'humiliations financières a laissé la place aux haies d'honneur saluant les réfugiés syriens entrant en gare de Munich. Les portraits d'Angela Merkel brandis par des migrants exténués sur les routes de Hongrie ont chassé les caricatures de la chancelière façon Bismarck — avec casque à pointe. Même l'inflexible ministre fédéral des Finances, Wolfgang Schäuble, annonce au Bundestag que la première priorité du budget allemand sera l'accueil des réfugiés. Et le très réac tabloïd Bild donne des conseils d'orientation en arabe...

“La société civile a devancé la classe politique.” Klaus J. Bade, historien

D'où vient-elle, cette Allemagne inconnue ? Pour Klaus J. Bade, historien spécialiste des migrations, fondateur du comité d'experts des associations allemandes pour l'intégration et les migrations (SVR), « la société civile a devancé la classe politique. Celle-ci peut être fière de ses citoyens, qui l'ont appelée à prendre ses responsabilités ». Jusque-là, c'est une musique plus sinistre qui se faisait entendre : celle des attaques contre des foyers de demandeurs d'asile. La fondation Amadeu Antonio, qui lutte contre les violences racistes, en a dénombré plus de 305 depuis le mois de janvier, dont 45 incendies volontaires.

« Nous vivons un paradoxe, estime Klaus J. Bade. Un tiers de la population pense que la diversité culturelle et l'accueil des réfugiés va de soi. En face, un autre tiers, en perte de vitesse, considère le multiculturalisme comme la défaite de l'Occident. Ce tiers parle fort, mène une vraie agitation, brûle. Demeure un dernier tiers, dont il reste à voir s'il ira renforcer le camp des optimistes culturels et des pragmatiques, ou s'il rejoindra les “pessimistes culturels”. »

L'Allemagne, terre d'immigration hier comme aujourd'hui

Les marches de Pegida, le mouvement islamophobe né à Dresde, n'ont pas disparu. « Mais elles sont le fait d'une minorité radicale, cette solidarité le prouve, juge Claus Leggewie, professeur en sciences politiques à l'université Duisburg-­Essen. Cela pousse d'ailleurs beaucoup d'entre eux à encore plus d'agressivité. » Fin août, une manifestation d'extrême droite contre un centre d'accueil à Heidenau (Saxe) avait donné lieu à des scènes d'émeutes, aux cris de : « Les étrangers dehors ! » Angela Merkel, venue sur les lieux quelques jours plus tard, avait été traitée de « traîtresse du peuple ». « Les gens ont été choqués par ces images, estime Tomas. Ils ont senti le besoin de réagir. »

« Heidenau a réveillé les souvenirs du début des années 1990, qui sont autant d'images gravées dans la mémoire collective, analyse Marcel Berlinghoff, historien à l'Institut de recherche sur les migrations et les études interculturelles (Imis) de l'université d'Osnabrück. A Rostock-Lichtenhagen, au nord-est de l'Allemagne réunifiée, dans l'ex-RDA, pendant l'été 1992, une foule s'était déchaînée trois nuits durant à coups de cocktails Molotov contre un foyer de réfugiés : aux cris de “l'Allemagne aux Allemands”. » Comme un an plus tôt à Hoyerswerda, en Saxe. « A l'époque, le pouvoir politique avait restreint le droit d'asile, rappelle Marcel Berlinghoff. Aujourd'hui, beaucoup craignent de revenir sur les progrès de ces vingt dernières années. »

L'Allemagne, terre d'immigration. Longtemps taboue, cette réalité ne date pourtant pas d'hier. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, entre 1945 et 1950, près de 12 millions de personnes, fuyant l'Armée rouge ou expulsées des anciens territoires du Reich allemand devenus soviétiques, ont rejoint leur pays en ruine. Puis de 1950 à 2012, près de 4,5 millions d'« Aussiedler » (3) les ont suivis, direction la RFA puis l'Allemagne réunifiée. Pour ces germanophones déracinés, devenus étrangers dans leur propre patrie, l'intégration fut un défi. « Aujourd'hui, il ne s'agit bien sûr pas d'Allemands, souligne Claus Leggewie. Mais socialement et psychologiquement, le fait d'avoir accueilli des réfugiés a préparé ce qui se passe. Quand la chancelière affirme [le 31 août, NDLR] : “nous allons y arriver”, c'est à cela qu'elle fait référence. Cette expérience historique nous dit : nous y sommes déjà parvenus. »

La police allemande conduit à un point de rassemblement des réfugiés venus à pied de Salzbourg, après les avoir arrêtés à Freilassing, à la frontière germano-autrichienne, le 16 septembre dernier.

La police allemande conduit à un point de rassemblement des réfugiés venus à pied de Salzbourg, après les avoir arrêtés à Freilassing, à la frontière germano-autrichienne, le 16 septembre dernier. Photo : Kerstin Joensson/AP/SIPA

Des conséquences sociales encore à évaluer

Et puis l'enracinement dans la société allemande des descendants de « Gästarbeiter », ces travailleurs venus de Turquie et de Yougoslavie dans les années 1960 et 1970 apporter leurs bras au miracle économique allemand, a fait bouger le pays. Les petits-enfants des Gästarbeiter sont toujours là. « Aujourd'hui, ils sont journalistes, politiciens... » rappelle Marcel Berlinghoff. Au point que le pays a décidé de faire évoluer son droit du sang (qui considère que sont Allemands les seuls descendants d'Allemands, pas les enfants nés en Allemagne). Jusqu'à l'adoption, en 2014, d'une loi ouvrant la possibilité d'une double nationalité.

“Nous sommes les champions du monde de la prise de conscience du passé.” Claus Leggewie, professeur en sciences politiques

C'est sans doute à ce passé-là, plutôt qu'à l'éternel retour de la culpabilité allemande, qu'il faut revenir pour expliquer le calme avec lequel a été accueillie, outre-Rhin, la crise des réfugiés. « Les Allemands se sont émancipés, juge Klaus J. Bade. Ils ne sont plus programmés à penser qu'ils doivent expier leur faute en aidant des réfugiés. » Réconciliés avec leur « identité malheureuse » ? « C'est intériorisé, nuance Claus Leggewie. Nous sommes les champions du monde de la prise de conscience du passé. »

Retour à Berlin. La manifestation du NPD s'étiole. Une foule épuisée occupe les allées qui entourent le complexe administratif. On dort à même le sol, sous une couverture. Des grappes de jeunes hommes contemplent leur téléphone portable. On fait appeler un volontaire parlant turc pour orienter une femme enceinte qui pleure. La tâche semble immense. « Jusqu'ici, nous avons vu des gestes d'accueil, mais une culture de l'hospitalité, ce ne sont pas seulement des gestes, observe Klaus J. Bade. Les conséquences sociales de la situation actuelle sont encore difficilement mesurables. »

« L'euphorie pro-réfugiés », qu'évoquait il y a une semaine le quotidien Der Spiegel, s'est-elle déjà envolée ? Angela Merkel a-t-elle commis, comme le lui a reproché Horst Seehofer, l'homme fort de l'aile bavaroise de la CSU (l'Union chrétienne-sociale, au pouvoir), une « erreur, dont les conséquences vont nous ­occuper encore longtemps » ? A la question de savoir si elle regrettait sa décision, la chancelière a répondu : « Si nous devons commencer à nous excuser d'avoir montré un visage amical dans une situation d'urgence, alors ce n'est plus mon pays. » Willkommen in Deutschland.

(1) Sondage téléphonique réalisé entre le 8 et le 10 septembre sur un échantillon représentatif de 1 352 personnes.

(2) Sondage réalisé sur un échantillon de 1 153 personnes entre le 4 et le 8 septembre.

(3) « Allemands ethniques », vivant en Europe centrale et orientale.

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