Addis Abeba-Djibouti #1 : un train séculaire pas comme les autres

Défi technique, enjeu géopolitique, stratégie territoriale. Le train qui reliait Addis Abeba à Djibouti est d'abord un mythe vieux de cent ans.

Par nos correspondants à Addis Abeba, et

Le conducteur Ahmed dans sa locomotive.
Le conducteur Ahmed dans sa locomotive. © Justine Boulo

Temps de lecture : 9 min

Un train nommé désir. Le désir, à l'origine, d'un seul homme. À la mort de Téwodros II en 1868, Ménélik II n'est que roi de Choa. Mais le seigneur local a des visées expansionnistes et s'attelle à renverser l'empereur Yohannes IV. Il achète des armes modernes aux Européens, renforce ses contingents. Très vite, son pouvoir s'étend à l'est jusque Harar, au sud et à l'ouest. Quand son concurrent meurt lors d'une bataille, Ménélik II accède enfin au trône impérial. Avec le soutien de la noblesse éthiopienne, il est couronné negus negest, "roi des rois" en 1889. Ménélik agrandit encore son territoire et métamorphose un empire abyssin éclaté pour dessiner le tracé de l'actuelle Éthiopie. Aux frontières, les grandes puissances européennes se sont partagé la Corne de l'Afrique entre la Côte française des Somalis (Djibouti), la Somalie britannique (Somaliand) et la Somalie italienne (Somalie). L'homme fort du pays impose sa souveraineté et renforce ses frontières. Il chasse les Italiens du Tigré lors de la bataille d'Adoua en 1896.

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Représentation du Lion de Judée dans le bureau de Hailié Selassié dans le wagon impérial. ©  Antoine Galindo

 

Au départ de l'odyssée ferroviaire :  Ménélik II et l'ingénieur suisse Ilg

C'est dans ce contexte de conquête de l'Abyssinie que Ménélik fonde en 1896la Compagnie impériale éthiopienne. L'odyssée ferroviaire commence avec deux hommes : l'empereur et son bras droit, l'ingénieur suisse Alfred Ilg. L'homme discret à la moustache affinée, conseiller de Ménélik, est missionné de relier par le train la nouvelle capitale Addis Abeba à la mer, en suivant la route des caravanes. C'est vers la France, déjà dotée d'un réseau important en métropole, que se tourne le Suisse. Un premier tronçon voit le jour entre Djibouti et Dewele, à la frontière, en 1900. Mais les coûts exorbitants plombent la compagnie. Ménélik se refuse un temps à céder complètement la compagnie à une nation étrangère, puis se résout à laisser l'administration coloniale de Djibouti gérer le chemin de fer, qui devient, en 1908, la Compagnie du chemin de fer franco-éthiopien (CFE).

 

Intérieur du wagon impérial. ©  Antoine Galindo

 

Les travaux reprennent. Au ralenti. Les tribus nomades somalies, qui craignent de voir leur commerce de caravanes s'effondrer, sabotent la ligne. La géographie du tracé est un enfer pour les grands travaux. Des hauts plateaux d'Addis Abeba à la fournaise de Djibouti, les températures oscillent entre 0 et 50 degrés. La ligne passe en pleine vallée du Grand Rift, la plus grande faille volcanique du monde. Il faut construire des ponts pour enjamber les innombrables lits de rivière. Le viaduc de Chébélé de 156 mètres de long et 22 de haut est confié à Théophile Seyrig, associé de Gustave Eiffel. Il faut construire les gares près de points d'eau, nécessaire aux machines à vapeur : un défi dans ce désert parmi les plus chauds du monde.

 

Les tickets du train. ©  Antoine Galindo

 

Dire Dawa, cœur du chemin de fer

Les 784 kilomètres de ligne sont officiellement inaugurés le 7 juin 1917. La gare d'Addis Abeba n'est même pas encore construite. Elle sera inaugurée en 1929. Mais qu'importe, car le centre névralgique du réseau est à une quarantaine de kilomètres de la mythique Harar. Addis Harar1, bientôt baptisée Dire Dawa, devient le cœur du chemin de fer. Les populations musulmanes oromo et somalie occupent la rive sud du Dechatu. C'est au nord de cette rivière souvent asséchée que la gare est construite en 1915. Le quartier de Keriza s'organise autour du chemin de fer. L'immense dépôt s'étend à l'ouest. Autour, les logements des cheminots et ingénieurs se construisent à la croisée des styles méditerranéens, moyen-orientaux et indiens. L'église orthodoxe arménienne et celle de Saint-Augustin sont bâties à deux rues d'écart. "L'hôpital du chemin de fer" ouvre ses portes. Une école française est bâtie dès 1907, avant de devenir une Alliance française. L'hôtel du "Shemendefer" fait face aujourd'hui au dépôt. La forte présence de la francophonie à Dire Dawa vient du fait que la maîtrise de la langue française était obligatoire pour tout employé du chemin de fer.

 

Un ancien employé des chemins de fer Addis Abeba-Djibouti. ©  Justine Boulo

 

Une inspiration pour les artistes

Le train ravive l'économie éthiopienne, capable d'exporter rapidement ses marchandises vers le golfe d'Aden et la mer Rouge. L'exploitation est bénéficiaire dès 1923. Des investissements permettent de réduire le temps de trajet. En 1936, il ne faut plus que 25 heures pour parcourir la ligne entière. En 1933, dans Marché d'esclaves2 , Joseph Kessel évoque le franco-éthiopien :"La voie ferrée qui relie Addis Abeba à Djibouti, c'est-à-dire la seule artère de la civilisation dans ce vaste pays".

 

Des passagers dans le train Addis Abeba-Djibouti. ©  Justine Boulo

 

Kessel, mais bien d'autres écrivains, journalistes, photographes feront plus qu'évoquer cette ligne mythique. Elle devient un objet d'art sous leur plume ou à travers leurs négatifs. Albert Londres, en 1930, entame un reportage en mer Rouge qu'il raconte dans Pêcheurs de perles3. Face aux maisons blanches à toits plats de Djibouti, le journaliste imagine ce que bien des hommes ont pu penser en observant cette cité : "Et l'on commença par réunir les deux premiers rochers. Nous voulons une bonne rade, non pour y pêcher des perles, mais pour ouvrir un port d'où nous lancerions un chemin de fer à l'assaut du commerce de l'Éthiopie."

 

Des accroches entre deux wagons dans un dépôt du train Addis Abeba-Djibouti. ©  Antoine Galindo

 

Henry de Monfreid, écrivain et aventurier, prend Albert Londres au pied de la lettre. L'auteur des Secrets de la mer Rouge profite de l'essor économique de la ligne. Il achète, à Dire Dawa, une usine de pâtes et une centrale électrique. Le contrebandier-artiste devient notable, propriétaire foncier et industriel. D'un empire à l'autre, l'aventure du train se poursuit. Le legs de Ménélik est choyé par Haïlé Sélassié, arrivé au pouvoir en 1930. Le gouvernement français offre une rame de deux voitures réservées à l'empereur. L'une comprend un salon luxueux couvert de boiseries et occupé par des fauteuils en cuir ; l'autre est un wagon-restaurant avec tout le raffinement qui va de pair. C'est par ce train impérial que le négus quitte Addis Abeba pour Djibouti en 1936, lors de l'invasion par l'Italie fasciste de Mussolini.

 

Un ouvrier dans un atelier du train. ©  Antoine Galindo

 

La fin d'un mythe

Les années 1970 sonnent le glas du chemin de fer. L'empereur est renversé en 1974. Les communistes du Derg prennent le pouvoir, diffusent une idéologie qui gangrénera l'Éthiopie. L'économie est anéantie. En parallèle, le conflit somalo-éthiopien éclate dans l'Ogaden en 1977. Les infrastructures ferroviaires ne sont plus la priorité. Voies, machines et entrepôts se détériorent. La même année, le Territoire français des Afars et Issas accède à l'indépendance pour devenir Djibouti. La société est rebaptisée Compagnie du chemin de fer djibouto-éthiopien en 1981. Dans les années 1970 aussi, après des décennies de voyages et de récits, Monfreid et Kessel décèdent dans leurs campagnes françaises respectives. L'aventure n'est plus. Le mythe est liquéfié. En 1996, le photographe Raymond Depardon et le journaliste Jean-Claude Guillebaud partent pour l'Éthiopie comme pour y déterrer des fossiles. Ils quittent Djibouti par le train vers "les coulisses pathétiques du pays sans ombre". Dans La Porte des Larmes4, Guillebaud raconte : "Contournant la ville en tressautant sur des rails disjoints, nous longeons d'affreux vides jonchés de ferrailles, des collines de vieux emballages et d'ordures. (...] Cette lente ascension ferroviaire vers l'Éthiopie n'est pas seulement un trajet insolite mille fois raconté [...] pour que chaque visiteur puisse broder sur le thème de l'aventure. (Et Dieu sait si cela fut fait depuis un siècle!)"

 

De vieilles marchandises entreposées. ©  Antoine Galindo

 

La voie métrique est ancestrale, les 700 kilomètres de rails se tortillent dans la fournaise, les acacias s'extirpent entre les traverses métalliques, les locomotives peinent à tracter ces wagons cahotants. "Les cheminots djiboutiens et éthiopiens, formés à l'école de la CGT française, conscients d'incarner une aristocratie ouvrière, décrit Guillebaud, tiennent à bout de bras une bringuebalante caravane que, partout ailleurs, on eût envoyée à la casse." Un siècle après sa création, le train est condamné. Aucune grâce ne lui est accordée. En 2007, les guichetiers vendent les derniers billets. La ligne est définitivement fermée. Les locos sont acheminées au cimetière ferroviaire de Dire Dawa ou d'Addis. Les hommes du train sont envoyés vers une retraite anticipée. Les lèvres pincées, ils renferment ce goût d'amertume. Reste pour le voyageur ou le nostalgique ce cliché que Raymond Depardon a immortalisé avec son Leica. Une petite fille en robe à fleurs penche la tête vers la fenêtre sans vitre du train. Le désert écrasé par la chaleur défile au ralenti. Elle scrute le dernier wagon. Ou peut-être est-elle nostalgique d'un temps qui déjà s'évapore.

 

Des wagons au dépôt. ©  Antoine Galindo

 

 

1. "La Nouvelle Harar".

2. "Marchés d'esclaves", Joseph Kessel, Les Éditions de France, 1933.

3. "Pêcheurs de perles", Albert Londres, 1931, coll. "Motifs", Le serpent à plumes, 2001.

4. "La Porte des Larmes, retour vers l'Abyssinie", Raymond Depardon et Jean-Claude Guillebaud, éditions du Seuil, 1996. Bab al-Mandel, la porte des larmes en français, est le fin détroit qui sépare l'Afrique du Yémen.