James Dean : Anton Corbijn raconte la légende de Jimmy dans « Life »

Le mythe James Dean doit beaucoup à un homme, le photographe Dennis Stock. C’est l’histoire de leur relation qui est au cœur de « Life », le film d’Anton Corbijn présenté au festival de Deauville. Dans le numéro de septembre 2015 de « Vanity Fair », Adrien Gombeaud a interrogé le célèbre réalisateur sur les rapports qui unissent l’artiste à son modèle.
James Dean  Anton Corbjin raconte la lgende de Jimmy dans « Life »
James Dean en train de lire de la poésie de James Whitcomb Ridley, en 1955.Dennis Stock / Magnum Photos

Anton Corbijn picore son déjeuner à la cafétéria du Fotomuseum de La Haye. L’artiste amorce, à 60 ans, un virage dans sa carrière. « L’exposition que vous venez de voir marque mes adieux à la photographie », commence-t-il. Pour quelques semaines encore, la prestigieuse institution néerlandaise déroule une vaste rétrospective de son travail photographique. Le sourire mordant de Mick Jagger, la classe de David Bowie drapé dans un imper, Bono presque gamin perdu dans le désert... Corbijn aura consacré l’essentiel de sa vie aux portraits de rock stars. Trois décennies durant, ses clichés charbonneux et sans chichi auront offert un imaginaire visuel aux ondulations des guitares électriques. Il tire donc un trait sur cette époque furieuse pour orienter son travail vers le cinéma. Son quatrième long-métrage, Life, a été présenté lors du 41e festival de Deauville, le 4 septembre, et est sorti en France dans la foulée. Pendant le tournage de ce film étrange qui ne parle que de photographie, Corbijn n’a pas pris de photos.

Life retrace la complicité qui lia une légende de Hollywood et un jeune photographe ambitieux. Il relate ces froides semaines de l’hiver 1955, quand Dennis Stock (interprété par Robert Pattinson) saisit une extraordinaire série de clichés de James Dean (Dane DeHann) : chez le barbier, dans la ferme familiale, sous la pluie battante de Time Square... Clic par clic, Stock cisèle les prémisses d’un culte qui s’épanouira quelques mois plus tard sur la carcasse d’une Porsche fracassée. Né en 1931, James Dean a grandi dans une petite exploitation de l’Indiana auprès de son oncle et de sa tante. Passionné par le théâtre, il a ensuite fréquenté l’Actors Studio avant de rejoindre les rangs des espoirs de Broadway volés au théâtre par Hollywood. À 24 ans, il est encore inconnu du grand public mais son premier film, À l’est d’Eden, s’apprête à enflammer les écrans lors d’une avant-première triomphale à Santa Monica. La Fureur de vivre (1956) est en préparation, Géant (1957) mijote déjà dans les soutes de la Warner. C’est lors d’une soirée au Chateau Marmont que Nicholas Ray lui présente Dennis Stock.

Le photographe a 27 ans. C’est un enfant du South Bronx et de la Grande Dépression. À la mort de son père, il a abandonné ses études pour s’enrôler dans la marine, avant de devenir un ­photoreporter aussi talentueux que fauché. Végétant le long des tapis rouges de Los Angeles, il monnaye aux magazines des photos people qu’il méprise. À cette époque, Stock cherche toujours le sujet qui propulsera sa carrière. Il imagine donc ce reportage qui doit suivre l’acteur à l’aube de la gloire, de l’Indiana à Broadway, sur les traces du passé que les feux des projecteurs s’apprêtent à consumer. « Pour Jimmy, c’était un retour à la maison, témoignera Stock. Mais c’était aussi une prise de conscience que l’ascension fulgurante vers la gloire, qui avait commencé ce fameux soir à Santa Monica, l’avait coupé à jamais de ses racines dans une petite bourgade du Middle West et que rien ne serait jamais plus comme avant. »

Inévitablement, c’est à Dennis Stock plus qu’à James Dean qu’Anton Corbijn s’est identifié en lisant ce scénario. « Lorsqu’on m’a proposé de réaliser Life*, j’ai commencé par refuser car je n’avais aucune envie de tourner un biopic sur James Dean. Mais je me suis aperçu que le film racontait autant l’histoire d’un photographe que celle d’un acteur ». Si Life mêle les destins de Dean et de Stock, il embarque aussi, comme en contrebande, la mémoire d’Anton Corbijn : « J’ai vécu une histoire presque similaire, se souvient-il. À mes débuts, j’ai rencontré un excellent pianiste. Nous avons sympathisé et j’ai commencé à prendre des photos de lui, beaucoup de photos. Herman Brood était un poète, un séducteur et un junkie. Je l’ai même photographié lorsqu’il s’injectait ses doses d’héro dans les trains pendant ses tournées. J’avais ainsi rassemblé une vaste série d’images, quand soudain, du jour au lendemain, Herman est devenu la plus grande rock star de toute l’histoire de la Hollande ! Sa gloire a logiquement attiré d’autres photographes. Et c’est précisément ce qu’il voulait : être photographié par tout le monde. Mais moi, qui l’avais suivi pendant toutes ces années, j’aurais voulu le garder pour moi. Il m’a fallu du temps pour comprendre que les sujets que je photographiais ne m’appartenaient pas. »* Les images qu’Anton Corbijn a prises de Herman Brood resteront néanmoins uniques, tout comme celles, plus tard, des débuts de Joy Division ou de Depeche Mode. De même, le regard que Dennis Stock a porté sur James Dean demeurera sans équivalent dans le fulgurant trajet de la star : « Nous avions tous plus ou moins le même appareil et nous photographions les mêmes personnes. Seul l’œil du photographe fait la différence. Dennis Stock a approché James Dean avec son regard aiguisé de reporter. À une ou deux exceptions près, il n’a pas vraiment fait de portraits. James Dean apparaît toujours dans un environnement plus vaste : New York, la ferme... »

Dennis Stock / Magnum Photos

James Dean chez le barbier. (Magnum / Dennis Stock)

En feuilletant Time Is On Your Side, l’album rétrospectif de Stock qu’il vient de préfacer, Corbijn s’arrête sur une image de Marilyn Monroe, prise un an après la série de James Dean, sur le tournage des Désaxés de John Huston. Dennis Stock n’a pas fait la mise au point sur la star mais sur le revolver du flic qui se tient au premier plan. « Quand j’ai commencé, poursuit Corbijn, j’étais influencé par l’école documentaire. En outre, j’étais timide et je n’osais pas m’approcher de ceux que je photographiais. Mes premières images dévoilent donc beaucoup de paysages autour des sujets. Plus tard, j’ai gagné en confiance et j’ai pu établir une relation de proximité avec les vedettes qui n’a semble-t-il jamais intéressé Dennis Stock. »

Stock est mort en 2010, Corbijn ne l’a pas connu. Néanmoins, le personnage, interprété par Robert Pattinson dans Life, lui apparaît plus sympathique que son modèle : « Disons que nous l’avons bonifié. Le vrai Stock était beaucoup plus dur que celui du film. Ses rapports avec son fils étaient encore pires que ce que décrit le scénario. Dans le film, son expérience avec James Dean l’amène à se rapprocher de sa famille. Nous avons ajouté une séquence où il offre un appareil photo à son fils. Or ça n’est jamais arrivé. Il en a même plus appris sur son père pendant le tournage qu’au cours de toute sa vie. Des images d’archives montrent ­Dennis Stock donnant des cours à de jeunes photographes. Il saque sans aucune pitié tous les travaux qu’on lui présente. C’est d’ailleurs assez fascinant pour moi qui suis toujours un peu trop poli dans mes commentaires. »

La solitude de la chambre noire
Life s’ouvre dans la lumière rouge d’une chambre noire, un lieu que les photographes de l’ère numérique ne connaîtront pas. Les instants où Pattinson accroche délicatement ses clichés encore humides sur un fil témoignent de l’attachement de Corbijn pour ce placard intime où le photographe observait la naissance de ses images dans le bain révélateur et le parfum acide du fixateur : « J’adorais mes nuits passées en chambre noire. Jamais je ne me suis senti plus proche de mon travail. L’émotion qui naît de ces instants-là est très différente de celle ressentie lors des prises de vue. Lorsque vous regardez une photo que vous avez tirée, vous y découvrez toujours une part de vous-même. J’ai quitté la chambre noire à la fin des années 1980. Les produits toxiques m’étouffaient et lorsque vous prenez des photos le jour et que vous les tirez la nuit, vous n’avez plus du tout de vie sociale. Pourtant j’ai profondément aimé ces longues heures solitaires. » L’isolement de la chambre noire ramène le photographe à sa condition d’observateur extérieur. Dennis Stock disait de Hollywood que tout bon photographe devrait garder « un pied dedans, un pied dehors ». À la fin du film, la star et le reporter se séparent : chacun s’en va de son côté. Or ­Dennis Stock s’est envolé avec James Dean vers Hollywood. Il a même pris une photo de l’acteur endormi, recroquevillé sur les sièges de l’avion. L’épilogue de Life s’éloigne de la réalité pour approcher une vérité plus profonde : la distance nécessaire entre le photographe et son sujet.

« En rassemblant toutes mes images pour cette exposition, je me suis aperçu que, mises bout à bout, elles racontaient un long voyage solitaire. Je n’ai jamais eu l’illusion de faire partie des groupes que je photographiais. Une seule fois, en 1997, je me suis fait plaisir en jouant de la batterie avec Depeche Mode. Le reste du temps, je me rendais quelque part, je rencontrais des gens, je faisais des photos et je repartais. J’étais d’autant plus seul que j’ai travaillé sans assistant, sans éclairages artificiels, avec la conviction que la photographie ne peut pas être une aventure collective. » Tout comme Dennis Stock accompagnait James Dean au cœur du Middle West, Corbijn posait son appareil dans les déserts américains, les banlieues paumées d’Angleterre ou les paysages enneigés de Scandinavie, face à Nirvana, aux Stones, à Tom Waits ou à Metallica. « Il me semblait un peu trop cliché et simpliste de photographier des musiciens sur scène ou en studio avec leurs instruments. Le mystère de la création se situe peut-être ailleurs. »

Dennis Stock / Magnum Photos

James Dean à la ferme. (Magnum / Dennis Stock)

C’est sans doute ce que Dennis Stock était allé chercher au fin fond de l’Indiana. Life entretient l’ambiguïté de James Dean : charmeur, manipulateur, capricieux, immature... son côté insaisissable transparaît dans le film comme dans les clichés d’un photographe qui a du mal à cerner son modèle. « Jimmy prenait des poses mais la plupart du temps, elles ne m’intéressaient pas, écrira Dennis Stock. Elles étaient artificielles, alors je le laissais faire toutes sortes de simagrées jusqu’à ce qu’il se détende et devienne spontané. À ce moment-là, j’ai pris des photos en pensant qu’elles révélaient sa nature. » Mais peut-on vraiment deviner la vraie nature d’un comédien ? « C’est un aspect très intéressant de ce travail, poursuit Anton Corbijn. Les acteurs sont compliqués à photographier car ils ne savent jamais exactement qui ils sont. Ils sont à la fois hantés par ce doute et très soucieux de leur image. Pendant quarante ans, les musiciens sont restés mon sujet de prédilection car, contrairement aux acteurs, leur apparence reflète généralement parfaitement ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Parfois, la gloire a compliqué les choses. Mes premières photos de U2, par exemple, ont une fraîcheur et une candeur que le groupe a perdues par la suite. Sur les derniers clichés, on sent qu’ils maîtrisent leur image. Ils ont appris ce qu’ils peuvent tirer d’une photo. On ne peut pas leur en vouloir, mais il devient dès lors plus compliqué de passer cette barrière pour obtenir un résultat original. Dans Life*, on laisse place au doute. Comment savoir si James Dean a eu spontanément l’intuition de jouer du tam-tam parmi les cochons. Peut-être était-ce son idée, peut-être celle de Dennis Stock... »* D’autres photographes ont témoigné du génie de James Dean face à l’objectif. Richard C. Miller a réalisé pour Globe Photos un cliché célèbre sur le tournage de Géant. Il représente Elizabeth Taylor endormie sur un canapé ; à côté d’elle, James Dean feuillette négligemment un magazine : « Alors que je commençais à les photographier, se souvient Miller*, il me vit et saisit un magazine où Taylor apparaissait en couverture comme “maman de l’année”. Il savait que cela ferait une bonne photo. Il avait un sens inné de la bonne photo. »*

La bonne année de Sinatra
Soixante ans après sa mort, les images de James Dean ont échappé à l’acteur et à ses photographes. L’espace public les a vampirisées. Le mythe de Jimmy doit autant au cinéma qu’à l’émergence de l’industrie du poster, à la circulation massive des images qui devait s’accélérer dans la seconde moitié du XXe siècle. « Un jour, poursuit Corbijn*, après le tournage, je me promenais en ville quand je m’aperçus soudain du nombre de James Dean que l’on pouvait croiser au hasard des rues. Sur les T-shirts, dans les boutiques, sur les tasses... partout ! »* L’icône la plus reproduite reste celle de Times Square. Moment suspendu d’un jeune homme les poings dans les poches, la tête dans les épaules, à peine réchauffé par sa clope et son paletot. Jimmy effleure la pluie et efface le gris. Il marche vers l’ailleurs, tournant le dos à la morne époque d’Eisenhower pour ouvrir la route buissonnière des années Kennedy. Sa silhouette annonce les routards que Dennis Stock photographiera dans les années 1960, le long des interstates. « Les producteurs auraient souhaité que je filme cette prise de vue comme une apothéose, explique Corbijn*. Stock et Dean se seraient écriés quelque chose comme : “Ça y est, on la tient !” Mais je sais que les meilleures photos sont souvent les plus simples. Lorsqu’on saisit un tel cliché, on se rend à peine compte de son impact. Il arrive même qu’une photo qui nous semblait anodine prenne toute sa valeur lorsqu’on la revoit dix ou même vingt ans plus tard. Sur le moment, Dean et Stock ont sans doute eu le sentiment de prendre une photo très ordinaire. »* Cette ­fameuse image de la planche contact de Stock aura autant compté dans l’édification du mythe de James Dean que les trois films qu’il a tournés. Si à cet instant précis Stock invente Dean, Dean s’invente aussi lui-même : « La force de ces clichés doit beaucoup à l’aura de l’acteur, commente ­Corbijn. Prenez les photos de son appartement sur la 68e rue. Sur l’une d’elles, on n’aperçoit que ses pieds, posés sur le bureau, et cela fonctionne. Mais avouons que, s’il s’agissait des pieds de n’importe quel quidam, la photo serait très ­différente ! »

Dennis Stock / Magnum Photos

James Dean marche sur Times Square sous l'objectif de Dennis Stock. (Magnum / Dennis Stock)

Ces instants arrachés à l’hiver 1955 seront sublimés par la mort du comédien. Dans l’Indiana, Dennis Stock avait capté des clichés glaçants de James Dean allongé dans un cercueil, faisant le pitre ou mimant un sommeil profond. Les deux hommes s’étaient aussi rendus au cimetière. Dean, qui émergeait du rôle de Cal Trask dans À l’est d’Eden, posait devant la tombe d’un ancêtre nommé Cal Dean – des séquences symboliquement chargées qu’Anton Corbijn préférera écarter de son film. Demeurent les images prémonitoires où James Dean joue avec son cousin Markie dans une voiture à pédales ou répare une automobile miniature. « La mort modifie la perception que nous avons des images, souligne Corbijn*. Les sujets nous quittent, les photos restent et deviennent inévitablement hantées. En revisitant mes archives, je suis naturellement tombé sur un certain nombre d’artistes disparus, de Joe Cocker à Kurt Cobain. Je pense surtout à une image de Joy Division qui date de 1979. On les voit s’enfoncer dans une bouche de métro. À droite, Ian Curtis se tourne vers moi. À l’époque, seuls les membres du groupe ont aimé cette photo, tout le monde la trouvait sans intérêt. Puis, un an après, Ian Curtis s’est donné la mort et cette photo est devenue la plus célèbre de Joy Divison. Ce regard avait pris une nouvelle signification, un aspect prémonitoire qui n’appartenait pas à l’image au moment où je l’ai prise. »*

Pour l’exposition du Fotomuseum, Corbijn a réuni sur un CD les chansons qu’il aime, la bande originale de sa carrière : beaucoup de rock, du funk, de la pop, de la soul... Puis, soudain, la voix de Sinatra envahit la galerie. Il parle de ses 21 ans et des filles qui détachaient leurs cheveux parfumés, de ses 35 ans et des femmes au sang bleu à l’arrière des limousines. Fin 1955, Dennis Stock notait : « Après la mort de mon ami James Dean, peu d’illusions sur le paradis hollywoodien me sont restées. Devant la réalité austère des funérailles, les rêves attachés au monde des stars se sont grandement dissipés. » Et Sinatra conclut : « It was a very good year*. »*

Dennis Stock / Magnum Photos

James Dean « faisant le pitre » dans un cercueil. (Magnum / Dennis Stock)

En quittant le musée, nous parlons encore de Frank Sinatra, le seul musicien avec Miles Davis à avoir été photographié à la fois par Anton Corbijn et par Dennis Stock. La voiture traverse lentement La Haye, ses allées gentiment fleuries et ses pelouses manucurées. Deux jolies Hollandaises filent à vélo le long du canal et s’évaporent dans le vent chaud. Life, le titre du film, fait évidemment référence au magazine new-yorkais qui publia les photos de Dennis Stock en 1955. Il évoque aussi ces instants fugitifs que capturent pour nous les grands photographes. Toutes ces images volatiles qui nous murmurent ce qu’est la vie. Quelque temps avant sa mort, Dennis Stock offrait à la documentariste Hana Sawka cette belle définition de son travail : « Pour moi, c’était une merveilleuse façon de dire : “J’étais là.” »

Cet article est paru dans le numéro de septembre 2015 de Vanity Fair France*.*

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