Afrique - Dadaab : dans le plus grand camp de réfugiés du monde

Kenya. Ils sont 350 000 à Dadaab, pour la plupart des Somaliens. Reportage dans la troisième ville du pays, devenue une prison géante.

Par notre envoyée spéciale au Kenya,

La famille de Mohamed Abi Shire, qui a fui la guerre en Somalie, est installée dans le camp depuis 1991, année de sa création. Sur 350 000 réfugiés, plus de 332 000 sont somaliens.
La famille de Mohamed Abi Shire, qui a fui la guerre en Somalie, est installée dans le camp depuis 1991, année de sa création. Sur 350 000 réfugiés, plus de 332 000 sont somaliens. © Sven Torfinn/Panos/Réa

Temps de lecture : 11 min

Farhiyo Salah réprime à peine un sourire de fierté. C'est si rare, de guider des visiteurs ici. Impatiente, elle a surgi, à pied, dans la rue. La voiture et l'escorte armée ne passaient plus, bloquées entre une montagne d'avocats et des charrettes tirées par des ânes. Visage sérieux encadré par un khimar bleu nuit, elle se retourne pour vérifier qu'on ne la perde pas dans les allées. Elle pousse une porte encastrée dans les branchages. C'est là. Une courette impeccable, des murs de pisé coiffés de tôle ondulée, deux chaises en plastique tirées à la hâte, qu'elle quittera bientôt à jamais. Elle s'illumine : "J'ai appris que je partais pour le Canada l'an prochain. J'ai eu une bourse."

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Dadaab est ouvert depuis 1991

Nous sommes dans l'est du Kenya, et Farhiyo vit depuis vingt-deux ans à Dagahaley, l'un des cinq camps de réfugiés qui constituent Dadaab. "Sur le formulaire distribué à l'école par les ONG, il fallait mettre son nom, son âge, son sexe, ses numéros de carte de rationnement et de carte d'identité de réfugié, détaille-t-elle. Et puis ses notes, les cours qu'on voulait suivre et une rédaction pour se présenter". Les correcteurs n'ont pas dû être déçus. Avec 350 000 réfugiés, à 95 % somaliens, Dadaab est le plus grand camp au monde. Le pire est peut-être qu'il existe depuis 1991, quand l'UNHCR l'a ouvert, et que ses habitants n'ont pas le droit d'en sortir. Il y a une vie, ici : à Dagahaley, l'un des trois camps originels, avec Ifo et Hagadera, paquets de lessive et sacs de riz s'entassent dans les échoppes. Les publicités pour M-Pesa, le système de paiement par mobile, et Safaricom, l'opérateur de téléphonie, égaient les rues sablonneuses où courent des rigoles d'ordures. Les garçons jouent au foot entre des clôtures d'épineux que le vent a tapissées de sacs en plastique. Et dans le marché couvert, des jeans, de la lingerie en dentelle rose et même, ironie suprême, des valises en pagaille attendent le client. Comme dans tout village africain. À ceci près que Dadaab est une prison géante, posée dans le désert. Ses habitants sont illégaux sur le sol kényan. Il y a bien quelques anciens, organisés en groupes, qui obtiennent des autorisations mensuelles de sortie pour acheter des légumes à Nairobi, qu'ils revendent ensuite sur le marché, ou quelques ateliers d'artisanat montés par les ONG pour les jeunes. Un leurre, un décor. En réalité, Dadaab est une voie sans issue. Une seule route s'ouvre aux réfugiés : celle du retour vers l'enfer qu'ils ont fui.

Guerre des clans, tribunaux islamiques, shebabs

Farhiyo n'a rien vu d'autre, elle ne connaît de Garissa, l'université de sinistre mémoire où les terroristes d'Al-Shebab ont assassiné 152 étudiants au printemps, que ce qu'en a dit la radio alors que c'est à trois heures de route. Et de la Somalie, à 60 kilomètres, que ce que lui a raconté sa mère. Elle répète : "En 1993, des hommes armés ont tué mon père et volé nos dromadaires et nos chèvres. Ma mère était enceinte de moi, elle avait déjà mes deux soeurs, de 5 et 7 ans. Je suis née à Kismayo, j'avais 6 mois quand nous sommes arrivées, à pied." L'histoire ressemble aux autres, elle raconte la guerre de clans qui a suivi la chute du dictateur Siyad Barre en 1991, et l'exode de dizaines de milliers de Somaliens vers le Kenya voisin. "En 1992, Dadaab abritait 90 000 personnes, retrace Charles Gaudry, chef de mission à Médecins sans frontières. Entre 2005 et 2006, avec l'intervention américaine contre les tribunaux islamiques à Mogadiscio, ce chiffre a grimpé de 100 000 à 250 000, puis à 450 000 en 2011, avec la grande sécheresse." Depuis, les effectifs ont baissé, les derniers arrivés, comme les Éthiopiens ou les Congolais, minoritaires et plus fragiles dans le camp, sont les premiers repartis. Aux tribunaux islamiques ont succédé les djihadistes d'Al-Shebab, que l'Amisom, force africaine, n'a que partiellement contenus en Somalie. Il y a quinze jours, ils ont encore attaqué une base, tuant au moins 50 soldats. Le groupe multiplie aussi les attaques au Kenya et a enlevé deux Espagnoles de MSF à Dadaab, en octobre 2011. Depuis, les ONG opèrent à distance, de Nairobi. MSF n'a laissé sur le terrain que ses employés kényans d'ethnie somalie, car Al-Shebab a menacé les chrétiens de la région. Malgré l'insécurité à Dadaab, les Somaliens, assistés par 33 agences et ONG, s'y sentent donc protégés. Et si un accord tripartite, signé en août 2013 entre le Kenya excédé, l'UNHCR et la Somalie, prévoit une aide au retour, les candidats sont rarissimes. 5 000 se sont inscrits depuis décembre 2014 et 3 300 sont rentrés en Somalie, en majorité à Kismayo, où l'UNHCR continue à les aider.

Le refus du retour en Somalie

"Qu'est-ce que j'irais faire en Somalie ?" interroge Abdikadir Ahmed, 29 ans, directeur de l'école primaire de Midnimo, dans le camp d'Ifo. Devant son bureau, des filles voilées de rouge de la tête aux pieds, à l'écart des garçons en chemise bleue et pantalon vert, écoutent, assises par terre, à l'ombre d'un bayahonde, les instructions pour les examens. "Je suis arrivé à 3 ans, mais 80 % des élèves sont nés dans le camp, poursuit Ahmed. Nos parents sont si traumatisés que certains ne se souviennent de rien. Nous suivons les programmes du Kenya : ses héros, ses comtés, son économie. Mais nous ne savons rien de la Somalie. Nous ne sommes ni kényans ni somaliens, nous sommes citoyens de l'UNHCR, le seul gouvernement que nous connaissions." S'il rentrait, il craint pour sa vie : les histoires de magasins de "revenants" pillés parce qu'ils excitaient la convoitise sont légion. Élevée dans l'idée que le départ de Somalie était définitif, la jeunesse se cherche un destin.

S'en sortir malgré l'adversité...

L'idée universelle de la promotion par l'école a la vie dure, ici. Après les attaques dans la région, les enseignants kényans sont partis et le niveau ne cesse de baisser. À Midnimo, il n'en reste que 3 pour 2 400 élèves. À l'heure du déjeuner, ils disparaissent, en convoi. Pour le reste, les cours sont assurés par d'anciens élèves. Comme Abdiwali Hassan, 24 ans, professeur de kiswahili : "Pour ces matières-là, ça va. Mais pour la physique ou la biologie, il faut des profs diplômés. À Ifo-2, camp plus récent, ils n'étudient plus que 4 matières au lieu de 12. "Dadaab compte 35 écoles primaires et 7 secondaires, administrées par des ONG. La moitié des 180 000 jeunes recensés y est scolarisée. Restent les écoles coraniques, où on enseigne les maths, l'anglais et le Coran. Pour beaucoup de parents, c'est plus que suffisant. Ce n'était pas le cas de Fatumo Ahmed, la mère de Farhiyo. 50 ans, elle qui a l'air d'en avoir 60, dit avoir vu "tant d'atrocités" et peine à sourire. Elle couve du regard sa dernière-née, la plus prometteuse, celle qui va partir. "La vie a été si dure, souffle-t-elle. Élever mes filles, seule ici... Comme je ne suis pas allée à l'école, je n'ai pas eu d'emploi dans une ONG, je vendais des légumes. Nous n'avons jamais eu assez à manger. Je ne voulais pas que mes filles vivent la même chose." Sans doute est-ce la raison pour laquelle elles ne sont pas mariées. Le travail avant tout. Même dans les pires conditions. "Ce qui est difficile ? À peu près tout, réfléchit Farhiyo. Le pire, c'est la faim. Et il fait si chaud. Alors on s'évanouit souvent. Il n'y a pas d'électricité, il faut étudier à la lampe de poche, quand on a des piles. On n'a pas assez de manuels scolaires, alors on se les partage, à 10 filles, on les a tous les trois mois." La réussite de Farhiyo force le respect. Si l'on tient compte de son sexe, c'est un exploit. Les filles représentent la moitié des effectifs en primaire, mais plus que 10 élèves sur 50 par classe en secondaire. "Entre autres obstacles culturels, on les marie vers 14 ans", soupire Franklin Kirima, responsable de l'éducation à Dadaab pour l'ONG Windle Trust International. À elles les corvées d'eau, de bois, sans compter les histoires de viols sur le chemin de l'école qui dissuadent les parents.

Dur d'être une jeune fille

Des détails dans la vie d'une jeune fille occidentale constituent ici des obstacles insurmontables. "Quand on devient une femme, comment s'asseoir avec les autres ? demande Farhiyo. Il n'y a pas de serviettes hygiéniques et, parfois, pas de savon." Le problème est connu de Windle Trust, qui en distribue dans le cadre de son programme Girls Education Challenge, avec les livres et les crayons. Et exige des notes moins élevées de la part des filles, pour la bourse canadienne. Farhiyo, qui se dit "bonne en biologie, en chimie et en maths", a obtenu une moyenne de B -, alors que les garçons doivent atteindre B +. Malgré tout, cette année, seules 2 ont été sélectionnées, sur 22 lauréats. Sur 180 000 jeunes... La porte de sortie canadienne existe, mais elle est étroite. "World University Service of Canada est notre bourse la plus prestigieuse, souligne Kirima. Les étudiants sont accueillis dans une université et obtiennent la nationalité au bout de cinq ans. Ils doivent avoir moins de 25 ans, être célibataires ; ils partent seuls. La sélection se fait uniquement au mérite, sur la base des notes."

Le salut des bourses

Pour l'immense majorité des lycéens, ce niveau est inatteignable. Windle Trust propose donc d'autres bourses, dans des universités kényanes, reposant sur l'enseignement à distance. Exceptionnellement, les élèves ont le droit de sortir du camp, pour les examens. Quelque 200 par an en sortent diplômés. "À peu près 70 % de la population du camp a entre 18 et 35 ans, estime Abdifatah Ibrahim Ahmed, 28 ans, leader de la jeunesse à Ifo. Entre 3 et 5 % d'entre eux obtiennent des bourses. C'est insuffisant." Il se bat pour obtenir plus d'accords. Lui-même a tiré le meilleur parti du système. Sponsorisé par les ONG, il a obtenu des diplômes en "Développement communautaire et travail social" à Nairobi, "Management du développement et atténuation des crises" à l'université Uhuru Kenyatta et suit un bachelor en "études de développement", à l'université Mount-Kenya. Il reconnaît : "Je n'aurais jamais pu faire tout ça si ma famille était restée à Mogadiscio. D'ailleurs, mon père était pilote de l'armée de l'air sous Siyad Barre, j'aurais été tué comme lui."

Engagés

Reste la question majeure : des diplômes, pour quoi faire ? Abdifatah envisage de rentrer en Somalie pour travailler dans une ONG. "Ma mère ne veut pas, sourit-il, elle dit que Dieu trouvera une meilleure solution." Cette génération, tiraillée entre ses ambitions et les craintes de ses parents, attend un miracle. Parfois, il survient sous la forme d'un permis de travail kényan. "C'est compliqué, ce sont des emplois que des Kényans peuvent occuper... Je me souviens d'un médecin, un employé chez Safaricom et un ingénieur hydraulique", compte Kirima. Trois personnes. Sur 350 000.

Certains se résignent à vivre dans le camp aussi longtemps qu'il existera. Ils prient pour que le gouvernement kényan ne mette pas ses menaces de fermeture à exécution, comme après chaque attaque des shebabs, qu'on dit issus de Dadaab. D'autres refusent. Abdiwali Hassan, le prof de kiswahili, enrage : "Impossible de se marier, de construire une maison. Un jour, tu te rends compte que tu as gâché vingt ans de ta vie." Alors il rêve à haute voix : "Plan A, je vais à Mogadiscio et je deviens journaliste chez Al-Jazeera, CNN, la BBC, France 24 ou CCTV et je suis connu dans le monde entier ; plan B, j'obtiens la réinstallation dans un troisième pays ; plan C, une ONG me sponsorise." Le mythe du "troisième pays", c'est-à-dire ni le Kenya ni la Somalie, mais les États-Unis, le Canada, l'Australie, la Suède ou la Grande-Bretagne, est aussi lointain que la fin de la guerre. Depuis 2009, 11 500 personnes ont été réinstallées...

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Les jeunes n'ont pas d'avenir à Dadaab. "Impossible de se marier, de construire une maison. Un jour, tu te rends compte que tu as gâché vingt ans de ta vie", enrage l'un d'eux, Abdiwali Hassan. ©  Sven Torfinn/Panos/Réa
Les jeunes n'ont pas d'avenir à Dadaab. "Impossible de se marier, de construire une maison. Un jour, tu te rends compte que tu as gâché vingt ans de ta vie", enrage l'un d'eux, Abdiwali Hassan. © Sven Torfinn/Panos/Réa

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Les élus pour le Canada portent donc sur leurs jeunes épaules l'avenir de leur famille, voire de la communauté. Ils abordent pourtant le départ avec une stupéfiante sérénité, eux qui n'ont presque jamais croisé de nouveaux visages. À Ifo, Muhamad Abullahi, 23 ans, a été sélectionné l'an dernier. Il part dans quelques semaines et vient d'apprendre où il allait. Il dit déjà "Winnipeg, Manitoba", comme un Nord-Américain. Oui, il sait qu'il aura froid. Il hausse les épaules : il achètera un manteau. Une seule chose le perturbe : "J'ai vu dans mon livre sur le Canada qu'en Occident vous n'achetez pas de cartes de téléphone prépayées comme en Afrique. Vous payez au mois. Comment on fait pour ne pas trop dépenser ?" L'important est ailleurs : Muhamad étudiera l'informatique, il a déjà monté un cybercafé dans le camp. Il passera le relais à l'un de ses neuf frères et soeurs, de quoi vivre le temps qu'il envoie de l'argent. Lorsqu'on lui parle du discours d'Obama à Nairobi le 25 juillet, qui proclamait que l'avenir était en Afrique, il traduit à ses copains en somali et ils rigolent. Ils pensent à leurs amis qui ont entrepris le voyage mortel pour l'Europe, par le Soudan et la Libye... Il répond en anglais, poli : "Je pense qu'Obama tente de nous décourager de venir." Farhiyo, elle, a l'année pour se préparer. Elle est tout aussi sereine. Sur son dossier, elle a indiqué trois choix d'études : gynécologie, statistiques ou relations internationales. "Je veux travailler, devenir indépendante, ne plus être assistée par des ONG", martèle-t-elle. A-t-elle conscience qu'elle laisse à jamais derrière elle sa mère et ses deux soeurs ? "Tout implique des sacrifices, dans la vie. J'enverrai de l'argent et je viendrai en vacances. De toute façon, je rentrerai en Afrique, ce sont les pays en développement qui ont besoin d'aide." Saura-t-elle s'adapter à un environnement si différent ? Elle sourit, désigne du menton le camp qui bruit de l'autre côté du mur : "Si j'ai pu me faire à cet enfer, pourquoi pas ?" Elle a bien aimé le discours d'Obama. Surtout lorsqu'il a dit qu'un pays ne se développait pas en laissant de côté la moitié de sa population : les femmes. "Voilà ce que je veux faire : changer le scénario pour les filles en Afrique", glisse-t-elle. Comme elle le dit, après tout, pourquoi pas. Une réfugiée qui sauverait le monde, belle revanche.