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Décryptage

Alençon : comment la prison «la plus sécurisée de France» est devenue une «poudrière»

Surveillants agressés, prises d'otages... Les incidents se multiplient dans cet établissement de l'Orne, ouvert en 2013 pour accueillir les détenus les plus «durs» de France.
par Sylvain Mouillard
publié le 10 janvier 2014 à 19h03
(mis à jour le 10 janvier 2014 à 19h12)

L’escalade continue à la prison d’Alençon-Condé-sur-Sarthe, dans l’Orne. Le directeur adjoint de l’établissement a été blessé à la tête par un détenu, ce vendredi. Fabrice Morot a reçu

«plusieurs coups de pic, une lame assez longue, à la tête et dans le dos. Il peut encore marcher mais les pompiers l’ont emmené à l’hôpital où il va passer un scanner»

, a indiqué Emmanuel Baudin, secrétaire régional de FO pénitentiaire. Il s’agit de la deuxième agression physique en moins de 24 heures dans ce centre pénitentiaire inauguré au printemps 2013 et qui a connu, selon le syndicat, une quinzaine d’agressions majeures en moins de six mois, dont une

il y a quelques jours.

«C’est la panique totale dans cet établissement. Plus personne n’a le contrôle de la situation. A ce rythme-là et si aucune décision radicale, précise et réfléchie n’est prise, l’administration aura au moins un mort sur la conscience à très court terme»

, a dénoncé l’Ufap-UNSA, première organisation de surveillants pénitentiaires.

L'inauguration des lieux, il y a huit mois, s'était pourtant déroulée dans un bel unanimisme. Christiane Taubira, la ministre de la Justice, avait fait le déplacement. L'administration pénitentiaire, de son côté, saluait l'ouverture de l'établissement le «plus sécurisé de France». Double enceinte de murs bétonnés, portes hypersécurisées, omniprésence de caméras : rien, apparemment, n'avait été laissé au hasard. Sauf que la situation s'est largement détériorée. Les ERIS (équipes régionales d'interventions et de sécurité, le GIGN de la pénitentiaire) ont même été rappelées sur place ce vendredi. Elles devraient rester à demeure. Comment en est-on arrivé là ?

Un «modèle» dépassé ?

Hypersécurisée, la maison centrale de Condé-sur-Sarthe accueille les détenus les plus «durs» de France. «Ceux dont on ne veut pas ailleurs, on les envoie ici», résume Philippe Devique, secrétaire régional de l'Ufap-Unsa. «C'est la lie de la population pénitentiaire», appuie Alexis Grandhaie. Cet élu de la CGT pénitentiaire dans le Grand-Ouest développe : «On n'a eu de cesser d'alerter contre ce projet, qui associe des longues peines - donc des gens qui n'ont rien à perdre -, avec des profils psychologiques. Bref, les cas les plus complexes. C'est la chronique d'un échec annoncé.» Philippe Devique estime que ces détenus, «au passé relativement lourd, qui purgent des peines de 20 ou 30 ans», sont «perturbateurs et rétifs à l'autorité». «Ils interprètent tout refus de l'administration comme une agression.»

Jean-Michel Dejenne, responsable du SNDP, seconde organisation chez les directeurs de prisons, partage ce constat, mais n'y voit guère d'alternative. «Il faut quand même des lieux adaptés et suffisamment sécurisés pour ce type de population, estime-t-il. Plutôt que de rendre problématiques l'ensemble des prisons françaises, on concentre les ennuis sur quelques-unes.» François Bès, coordinateur de l'Observatoire international des prisons, n'est pas de cet avis : «Ce concept de centrale sécurisée est dépassé. On a vu ce que ça avait donné il y a une trentaine d'années dans les quartiers de haute sécurité, avec d'énormes émeutes.»

Préparation bâclée et quotidien difficile

Si le quotidien à la maison centrale de Condé-sur-Sarthe est devenu intenable, c'est pour une multitude de raisons, selon les syndicats. Tout d'abord, une préparation insuffisante. «Le travail préalable à l'ouverture, notamment la mise en place d'un comité de pilotage, n'a pas été correctement réalisé. Tout s'est fait à marche forcée», déplore Philippe Devique. L'encadrement s'avère insuffisant. Sur les 180 surveillants, la moitié sont stagiaires. Des jeunes, qui n'ont pas forcément l'expérience requise. Autre problème : la configuration des lieux. «Ce type de prison demande d'importants effectifs pour les postes de sécurité - miradors, portes d'entrée, postes de surveillance de la promenade, décrit Philippe Devique. Résultat : les agents ne sont pas tous au contact de la population pénale. Et ceux qui le sont se retrouvent isolés.» Et Alexis Grandhaie d'appuyer : «Or, on ne peut pas travailler sans lien humain.»

L'isolement géographique n'arrange pas les choses, dans la mesure où les détenus, qui viennent de partout en France, se retrouvent très loin de leurs familles. Les syndicalistes évoquent également le désœuvrement qui gagnerait les prisonniers. Le manque de moniteurs de sport, par exemple, pèserait sur le quotidien. Faux, rétorque Jean-Michel Dejenne : «Sur les 68 détenus, 41 exercent une activité rémunérée, on est plutôt dans une bonne moyenne.» L'homme reconnaît en revanche un souci dans l'encadrement médical. «Il n'y a même pas de mi-temps de psychiatre», dit-il.

Des problèmes avec l’administration

Les incidents à répétition seraient aussi dus, selon les organisations de surveillants, au «laxisme» d'une direction au «pouvoir défaillant». «Nos collègues sont toujours contredits et désavoués par la hiérarchie, accuse Alexis Grandhaie. Les détenus se rendent compte de la situation et en jouent.» Plusieurs d'entre eux ont demandé, et obtenu, des transferts, après avoir semé l'agitation. «Il faut rompre avec ce chantage», soutient le syndicaliste CGT, qui demande un «règlement partagé : un acte, une sanction».

Jean-Michel Dejenne, lui, défend son collègue directeur. «Il est très ferme, il maintient le règlement. Mais il se retrouve face à des gens qui ont l'habitude d'un fonctionnement plus souple dans leurs précédents établissements. Ces détenus sont dans la provocation permanente pour tenter de gagner du terrain.» En revanche, le responsable du SNDP réclame plus d'aide de la part de l'administration centrale. «On aimerait que le projet d'établissement soit enfin validé, plusieurs mois après l'ouverture des lieux.» Ce flou autour de la raison d'être de la maison centrale est souvent mis en avant, notamment par Alexis Grandhaie : «Les prisonniers ne savent pas combien de temps ils seront incarcérés ici, les projets d'activité ne sont pas clairs. On a fait de cette prison une poudrière.»

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