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Billet de blog 6 octobre 2015

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Azyle vs. RATP : le juste prix

Azyle est une légende vivante du graffiti français. La RATP évalue le préjudice de son oeuvre à 190.000 euros. Rendez-vous mercredi 2 mars 2016 au Palais de Justice, date d'un procès historique du graffiti.

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Si les arts urbains ont désormais pignon sur rue au musée, au ministère de la culture, dans le marché de l'art et même à l'Assemblée nationale, la première institution qui s'est intéressée à ce mouvement est judiciaire. Article 322-1 du Code Pénal oblige : est puni le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins sans autorisation préalable sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain. Dans sa version pure et dure, le graffiti sur métro n'est pas à vendre et les cotes des artistes frappées par les juges sont négatives… et spéculatives. 

Héritage du graffiti new yorkais, le métro est la cible la plus prestigieuse aux yeux des graffeurs dits "hardcores", ce qui a contraint la RATP a revoir totalement sa sécurité (maîtres-chiens, caméras, détecteurs de mouvement, collaboration avec la brigade anti tag) et son matériel (plastification des rames du métro pour protéger la carrosserie contre la peinture). Selon la RATP, le coût des dégradations atteindrait des dizaines de millions d'euros par an. Il est pourtant impossible d'obtenir des chiffres exacts qui isolent les graffitis du vandalisme quotidien (lacération de fauteuils, impacts de projectiles, traitement des déchets et des chewing gums, etc.). Impossible également d'obtenir des chiffres qui n'intègrent pas les moyens mis en oeuvre pour lutter contre le graffiti de manière préventive et qui relèvent pourtant simplement du bon fonctionnement d'un service public. 

Conclusion d'une longue enquête digne d'un mauvais polar, Azyle a été arrêté en 2007 après 17 ans de peinture illégale dans le métro parisien (mais aussi sur quelques chars d'assaut de l'armée ou sur le Concorde). Il s'est imposé dans l'histoire de l'art en affirmant ne pas être un artiste et en restant dans l'ombre de son anonymat et de ses peintures systématiquement détruites. Sa spécialité ? Le style "punition" : il répétait à l'infini son tag jusqu'à en rendre les lettre abstraites et illisibles grâces à des jeux de recouvrements, de superpositions, de projections, de mélanges des matières, des peintures, des solvants et des encres. Estimation du préjudice : 190.000 euros pour les peintures exécutées entre 2004 et 2007 (les autres plus anciennes sont prescrites).

Azyle a avoué les faits - ce qui est rare dans le milieu - mais il conteste en bloc et en détail les méthodes de calcul opaques de la RATP. Payer, oui, mais le juste prix (autour de 40.000 euros selon son avocat Me Jésus). Un jeu d'enfant pour cet ingénieur automobile d'une grande entreprise française et très réputé dans sa discipline (la soudure des tôles) qui avait donc reproduit devant un huissier (et les journalistes de Clique.tv et de Mediapart) le processus de nettoyage de la RATP et obtenu une moyenne qui contredit complètement les estimations de la partie civile. Là où la RATP revendique une heure de nettoyage pour un mètre carré de peinture, Azyle obtient une moyenne entre 2 et 10 minutes en fonction du temps de séchage de la peinture (48h, 24h, 2h) et le temps d'action des solvants anti graffiti sur la peinture à effacer. Il s'explique dans cette vidéo, court extrait d'un long entretien inédit qui sera intégralement publié prochainement sur Mediapart : 

Pire encore : depuis le renvoi de son procès, Azyle a continué son enquête et mis la main sur un document interne de la RATP qui vante les mérites du produit anti-graffiti Grafforange, publié dans la revue "Entre les lignes" n°56 (novembre 1995). Ce solvant autoproclamé "l'ennemi des graffiteurs" permettrait donc d'effacer en moins de 30 secondes un graffiti de 40 x 40 cm, soit 1m2 en 3 minutes. Des chiffres officielles qui sont alors très loin de l'heure revendiquée sur les devis de la RATP.

Illustration 1
Grafforange, l'ennemi des graffiteur

Le procès d'Azyle est emblématique des lacunes flagrantes de la lutte anti-graffiti. Mediapart avait rendu compte en juin 2011 du très symbolique procès de Versailles (lire ici) où la Justice s'était montrée clémente envers les 56 prévenus. Depuis, les peines isolées se durcissent, allant parfois même jusqu'à de la prison ferme (lire ici notre portrait de Boris, passé par la prison de Fleury-Mérogis pendant 4 mois l'été dernier). Son complice présumé, Cokney, également mis en examen, avait déjà été condamné lors d'un autre procès en 2014 à 228.000 euros d'amende. Son dossier judiciaire révélait lui aussi de très nombreuses incohérences dans les devis fournis par la RATP et la SNCF. Autant de documents que nous avions publiés dans un ouvrage "Chiaroscuro" (ed. Classic Paris, 2015) et qui faisait de sa procédure judiciaire une oeuvre d'art.

Illustration 2
Cokney - devis extraits du livre Chiaroscuro, ed Classic Paris 2015

Un exemple parmi tant d'autres : sur ces deux documents on découvre alors deux devis différents pour une même peinture de Cokney. L'évaluation du préjudice diffère, les dates de plaintes également. Pour le devis efectué à partir d'une photo du 11 janvier 2011, le préjudice est évalué à 1783,25 euros pour une peinture d'une taille de 9,42 m2. Même peinture mais devis différent effectué à partir d'une photo du 16 décembre 2010 : le préjudice n'est plus que de 1415,71 euros pour une surface de 5,36 m2.

Débat sur la gravité du dommage - lourd ou léger - provoqué par la peinture. Devis en double ou en triple. Facturations multiples pour des mêmes dégradations mais avec des devis différents. Devis pour des peintures qui n'ont pas été nettoyées ou qui sont sur des rames réformées. Estimation litigieuse du temps de nettoyage des rames et du coût en fonction du jour ou de la nuit. Evaluation du préjudice moral. Droit à agir de la RATP pour des dégradations commises sur du matériel qui appartient pourtant au Stif… Azyle va continuer de soulever devant la Justice toutes ces zones d'ombres presque toujours écartées par les juges qui ne rentrent pas assez dans le détail des dossiers liés au graffiti. Une manière pour lui de continuer son oeuvre : obtenir une jurisprudence Azyle. Rendez-vous le 2 mars à 13 heures 30, pôle 4 chambre 10 de la cour d’appel de Paris. 

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NB: Initialement publié en octobre 2015 avant le renvoi de l'affaire, ce billet de blog a été mis à jour le 27 février 2016.